Les cuisines, 08h14

Je dépose méticuleusement quelques délicates pâtisseries sur un plateau d’argent. J’ai beau avoir des grosses paluches de marin monosianais, j’en demeure pas moins un être doué de sensibilité et d’une certaine finesse. Je les arrange, les tourne une dernière fois, m’assure que tout est parfait et je l’envoie au service.
Je m’essuie les mains sur mon tablier avant de demander de ma voix de baryton au chargé de pâtisserie où en est cette foutue tarte aux citrons. Il est bientôt 8h15 et aujourd’hui est une journée particulière. C’est l’anniversaire de la Commandante du Manteau Blanc. Trente-quatre déjà, la dragonne ! Fichtre, le temps passe à une vitesse… J’ai l’impression que c’était hier mes trente-quatre balais.

Y’a bien qu’Innel pour ne jamais vieillir, il en a de la chance tout de même…

-Chef ! Elle est prête ! me dit le p’tit gars en tablier

Pas un mot. Je lui jette un regard scrutateur et j’attrape le plat tout juste sorti des fourneaux sans plus de cérémonie.
La pâte est régulière. Pas d’accro, pas de fissure.
Je la tourne.
J’observe la meringue, un beau blanc d’écume surmonté d’une légère coloration.
Impossible de vérifier le crémeux, mais je l’ai déjà gouté et il était parfait.
Ni trop acide, ni trop sucré.

Un coup d’œil furtif à la pendule et je redouble d’effort. Tout doit être prêt et déposé dans sa chambre pour 8h25, heure à laquelle elle remonte et prend toujours son petit-déjeuner. Je m’demande comment elle fait pour se lever et s’entrainer le ventre vide. Jamais j’pourrais commencer mes brioches sans en avoir auparavant englouti une entière accompagné d’un œuf et d’une bonne tranche de lard…

J’observe les petites souris s’affairer autour de cette commande très spéciale dans un silence religieux. S’il y a bien une chose que je déteste, c’est le bruit et les cris en cuisine. La symphonie métallique des cuillères en pot majeur y’a que ça de vrai !

La tarte se coupe, le plateau se remplit de plusieurs cloches d’argent.
Parfait, parfait, parfait.
Je lance mon index et deux hommes en livrée enlèvent notre chef d’œuvre.
J’espère que ça lui plaira.
Je souris tout en lissant mes moustaches.

A peine le petit déjeuner de la dragonne disparu, on frappe à la porte.
C’est qui lui ?
Je fronce les sourcils, je joue avec l’extrémité de ma moustache -un tic dont je ne peux plus me passer-. Pendant ce temps je fouille ma mémoire. C’qui est sûr c’est que je ne le connais pas. Enfin... Sa tête d’angelot me dit vaguement quelque chose.

Ah !
Je frappe bruyamment mes mains et mes gars sursautent.
Oups.
Je redépose bien vite mon regard sur le mystérieux blondinet : un serviteur.

Voilà pourquoi j’le connais. Tout s’explique. Et puis soudainement tout me revient et notamment le pourquoi de sa venue… C’est le p’tit rat qui a farfouillé mon garde-manger. Assigné au rang de commis pour sa peine. Mouais. Je le reluque. Je vois surtout des ennuies et encore plus de boulot pour moi.

Par Innel, je devrais faire preuve de moins de jugement hâtif.

J’attends donc qu’il se présente et j’enchaine.

- Suis-moi, on va discuter un peu avant, puisque tu vas rejoindre mon navire.

Wald ne comprenait pas...

Il ne comprendra jamais la raison de sa sentence, il n'avait que fait ce qu'il fallait faire. Il ne pouvait pas se permettre de passer sans prêter le moindre regard à cette pauvre orpheline qui implorait de l'aide pour nourrir ses petites soeurs. Il n'accordera jamais à quelqu'un le droit de lui reprocher d'avoir été trop compatissant avec elles. Il est vrai qu'il volait dans mais ce "crime" était très bien justifié et il ne pouvait être condamné. Malheureusement, ce n'était pas le même opinion pour la plupart...

Dans cette situation, c'était l'idée des ignorants des bas rues de Lioffel autres qui avaient gagné et sa punition était celle de travailler comme cuisinier pendant exactement 2 ans. Celle-ci n'a pas été choisi par hasard, cuisinier était un métier bien plus difficile que celui de serveur, où personne ne pouvait presque se donner un moment de répit dans la journée, c'était sûrement un moyen de ne pas lui laisser assez de temps pour, malgré sa sentence, sortir du palais apporter de la nourriture à ces jeunes filles. Wald avait pour le moment en permanence ce goût amer depuis l'annonce, et se demanda même si il allait finir par réussir à le chasser.

Il s'avança devant les cuisines et finit par ouvrir la porte. Il y découvrit un endroit où y régnait le bruit des ustensiles d'argent s'entrechoquant, des cuisiniers se déplaçant sans cesse d'un point A à un point B... en bref, l'agitation. Même si il connaissait déjà cette ambiance lorsqu'il était au service, il sentait que celle-ci était bien plus élevée.

De plus, un grand et fort moustachu arriva devant lui, il fallait avouer que Wald se sentait bien faible et petit par rapport à son physique et ni en sécurité d'ailleurs. Pourtant il ne perdit pas son sang froid et se présenta d'une voix terne :

- Bonjour Monsieur, je me nomme Wald Cezare.

Il suivit le "colosse" et ajouta :

- Vous devez être sûrement au courant que j'ais été commis d'office ici pour avoir voler de la nourriture, n'est ce pas ?

Il aurait souhaité appuyer sur le fait qu'il n'était venu dans ce lieu contre son plein gré mais il détestait déjà au plus au point de dire cela.

Sortir des paroles qui au fond n'étaient pas les siens.

Je toise le p'tit nouveau, ce voleur de victuailles, hochant la tête à sa présentation.
Il a pas l'air très emballé par sa venue dans les cuisines. Je l'avoue, j'ai du mal à comprendre. Ici c'est ma deuxième ma famille, c'est toujours un plaisir de me lever aux aurores pour retrouver mes chers p'tits fourneaux et la fourmilière. J'imagine que ça me rappelle l'ambiance des navires que j'ai pu connaitre.


Je retiens difficilement une petite moue. J'ai pas envie de trimballer un boulet de bagnard  derrière moi pendant deux ans. Et puis, il devrait se réjouir, c'était toujours mieux que d'être renvoyé ou pire. Parce que certains avaient réclamé une sanction exemplaire.


- Je sais. C'est grâce à moi que t'es là.

Car oui, on m'avait demandé mon avis. Après tout j'étais le responsable des garde-mangers du palais. On m'avait donné la raison de son vol et j'avais eu du mal à retenir un p'tit rictus sous ma moustache. Quoi? Il fallait que je sois sévère? Parce que cette petite tête de sardine avait préféré piller mes réserves plutôt que de demander gentillement? Je lui faisais si peur que ça ou cette cervelle de concombre de mer n'y avait simplement pas pensé? Je me garde bien de lui dire le fond de ma pensée et j'ouvre une petite porte à l'écart.

Elle donne sur une petite remise, quelques balais, quelques marmites... Bon c'est pas le grand luxe mais au moins c'est un peu plus calme ici.


- La prochaine fois. Viens m'voir. Y'a des restes. Pas la peine de dilapider les réserves.

Je lui jette un regard mi-complice mi-réprobateur. J'comprends son geste. C'est parfaitement honorable. Et je dois dire que ça me plait. Il a un bon fond c'est sûr. J'espère qu'il s'y fera à la vie ici.


- Bon t'y connais quoi à la cuisine, mon petit bigorneau?

Je croise mes bras, j'attends sa réponse. J'espère surtout qu'il ne va pas se lamenter sur sort. J'ai une sainte horreur de ça.
Accepter et aller de l'avant.
Y'a que ça de vrai. Vous avez déjà vu un navire faire marche arrière? C'est laborieux et pas franchement utile.

Il ne sut pensé de la remarque de son interlocuteur, mais dans tous les cas il le prit assez mal. Il aurait jugé cru entendre de la fierté surtout avec le mot "grâce", il doutait à une légère provocation.
Wald s'attendait donc à une conversation tendu : lui ne voulant pas avouer sa faute et le "colosse" devant ne pas l'apprécier pour avoir "voler" dans son garde-manger. Pourtant, le chef ne commença guère sur une note froide, justement il avait l'air de le soutenir. Le jeune homme sourit du coin de la lèvre, il n'aurait pas dû se fier simplement aux apparences. Il était tout de même heureux de savoir qu'il ne sera plus obligé de voler pour nourrir ces gosses, du moins quand il aura le temps d'aller les voir car travailler en tant que cuisinier s'annonce très loin d'être du tout cuit, peut-être même plus expérimenté que celui de serveur.
Donc il répondit franchement et un peu gêné :

- J'avoue...pas grand chose.

Il pensait que le chef devait être en ce moment même en train de désespéré sur le fait qu'il devait prendre sous son service un véritable bras cassé aux fourneaux. Cependant, il se devait d'être au moins un bon cuisinier, même si il était venu à la base ici contre son plein gré. De plus, l'ambiance n'avait pas l'air si mauvaise, le chef était plutôt sympathique et ce seront peut-être seulement les débuts qui seront  difficiles, il s'y habituera sûrement avec le temps. Wald essayait de relativiser sa "sentence", mais si il restait au fond légèrement rancunier.
Mais, si il voulait commencer sur de bonnes bases, il fallait tenter de montrer sa motivation. Il ajouta pour rassurer le chef :

- Mais j'essayerais de faire de mon mieux.

Je l'vois qui baisse les yeux et c'est pas pour admirer la faïence...

- J'avoue...pas grand chose.

Erf...
Foi d'Innel je m'y attendais un peu pour tout dire. Mais on pouvait toujours rêver non? Ca me fait un peu de la peine de le voir ainsi. On dirait qu'il vient d'arriver au bagne. Pourtant c'est que les cuisines, ça pas si terrible. Surtout que le petit marin d'eau douce avait déjà vu venir plus d'une fois (et pas que pour piller mon précieux garde-manger)


- Mais j'essayerais de faire de mon mieux.

Je lève les yeux vers lui, esquisse un sourire et le gratifie une bonne grosse tape dans le dos.

Entrailles de sirène...
Je vois mon nouveau commis vaciller sous l'impact
J'y suis allée un peu fort là.

Un léger sourire désolé orne mes lèvres.
Emporté par mon enthouisiame.
J'oublie souvent de mesurer ma force... Ca m'a valut quelques p'tits soucis. Rien de bien méchant... Quelques os déboités ou cassés. Rien d'irréparable, non? Et puis faut bien occuper le doc. Il s'ennuierait sans moi.

Je lisse ma moustache pensivement. Le silence s'installe mais je n'y prête pas vraiment d'importance. Non ce qui m'occupe l'esprit à cet instant c'est comment occuper le minot. J'veux dire... Faut bien lui trouver une place et si possible une qu'il apprécie. Si j'pouvais partager ne serait-ce qu'une once de ma passion avec lui... Pendant ce temps, je peux voir son malaise grandir. Il s'imagine sans doute que je suis là à déterminer s'il est préférable de le manger avec une béarnaise ou une tartare mais que nenni!

Je frappe mon poing dans la paume de ma main quand l'idée me percute enfin.


- Bon écoute mon p'tit gars. Wald, tu vas commencer par la corvée d'épluchage. C'est pas le plus drôle mais il faut combien commencer quelque part non? Le temps que tu t'acclimates à l'ambiance et à l'équipe. Ensuite tu feras une semaine à chaque poste jusqu'à ce qu'on ait trouvé ta tasse de thé. Ça te va? T'as des questions?

Il pense sans doute que c'est une question réthorique. Le genre que les nobles affectionnent  particulièrement pour vous faire croire que vous avez le choix, mais non. C'est parfaitement sincère. Vraiment sincère. J'suis pas vraiment du genre à m’embarrasser de tournures fleuris par pure politesse. Non, ça c'est comme la crème au beurre: point trop n'en faut.

Wald sourit légèrement lorsqu'il vit le "colosse" reprendre confiance en lui face à sa motivation. Mais il ne sourit que quelques secondes puisque celui-ci le frappa amicalement dans le dos avec une tel force qui fit presque éjecter le jeune homme. Aucune pensé de violence, au contraire, mais si il venait à le gratifier ou l'encourager de cette manière du moins pendant ces deux, le pauvre n'aurait plus d'articulations avant même la fin de sa "sentence". Cependant, malgré le coup qui l'avait fortement impressionné, il ne broncha point et le prenait juste comme une étourderie ou simplement l'oubli de maîtriser sa grande force.

Puis le silence s'installa, Wald essaya au plus de ne pas montrer son malaise qui était accompagné d'une légère angoisse. Il appréhendait son futur rôle dans cette collectivité car il était loin de s'imaginer que le chef lui attribue directement la confection de plats alors que l'ancien serveur ne connaissait que peu les techniques de cuisine. Il finissait même par penser qu'il finira sûrement envoyer à la vaisselle, tellement qu'il pouvait l'avoir déçu en annonçant son incompétence.

Puis, le "colosse" finit par ajouter enfin son premier travail ici : L'épluchage....Bon il fallait avouer que ce n'était pas un travail plaisant surtout quand on le considérait comme une corvée. Mais il fallait bien un début à tout même et puis comme le précisa le chef, il pourra alterner les postes chaque semaine afin de trouver sa place parmi les autres cuisiniers. Lorsqu'il lui demanda si il avait en tête une quelque question, il répondit simplement :

- Non...Du moins pour l'instant.

C'est quand j'le vois se masser l'épaule que j'réalise que j'y suis allée un peu fort. Si je le casse dès son premier jour, ça va pas le faire. Et puis le Doc va encore me tirer les oreilles avant de me les casser en arguant que mes couteaux sont trop tranchants. Évidemment qu'ils le sont! Ce à quoi je lui rétorquerai -comme toujours- que son scalpel est certainement bien affuté également, ce qui n'en fait pas pour autant une arme. Bref, si j'peux éviter de le revoir dès le début de ma journée, ça serait pas plus mal.

L'objectif de cette rencontre c'est de trouver une place à mon nouveau petit bigorneau, qu'il soit comme un coq en pâte de préférence. Mais point trop quand même, parce que les cuisines c'est pas un lieu de feignantise, ça non! Parole de Pao.
Mon p'tit doigt me dit qu'il trouvera le poste qui lui ira comme un gant. Il ne sait juste pas encore à quoi s'attendre, voilà tout. Ca m'fait mal de le voir comme ça.

- Aller ma Crevette! Tu vas t'y faire, tu verras. Souris, t'as toujours tes deux bras, tes deux jambes et ta tête. Deux ans ici, c'est pas si terrible.

J'ai toujours préféré voir la chaloupe à moitié vide. Tant qu'on peut la colmater, on peut naviguer. Je lui adresse un grand sourire compatissant puis lisse une de même moustaches, pensif:

- Ca te parait injuste mais on ne peut pas laisser les crimes impunis. Même s'ils sont justes. Si on commence à faire des exceptions, on doit en faire pour tout. Et après c'est le chaos.

Bien. Assez discuté. Je tape dans mes mains avec un fracas, j'attrape un tablier qui pendouille dans la remise et lui jette

- Puisque tout est limpide comme mer d'huile, au boulot mon bigorneau! Ce matin y'a 20 kg de pommes à éplucher.

J'ouvre la porte en sifflotant, lui faisant signe de me suivre jusqu'à son poste de travail. Au passage, j'en profite pour vérifier le travail qui se fait. Gratifiant l'un d'encouragements, l'autre de précisions et un dernier d'une maigre remontrance pour son travail de sagouin. L'ambiance s'est nettement assagie. Le creux de la vague avant le retour des midis sonnantes.
Je m'accroupis et récupère un cageot que je dépose avec légereté sur le plan de travail

- Y'en a cinq autres comme ça. Quand t'auras fini vient m'voir si j'suis pas repassée. J'te donnerai la suite des festivités.

A lui de prouver ce qu'il valait maintenant. Je reste un court instant à proximité, au cas où il aurait subitement une question puis je retournerai vaquer à mes occupations. Le menu de ce midi? Terrine de brochet, Coq au vin du nord accompagnés de légumes racines et une tarte tatin.

Ma crevette, mon bigorneau....Wald va devoir rapidement s'habituer à ses noms qui étaient affectifs...mais à leur manière. Mais bon, il ne le prit point mal, au contraire il voyait cela comme une preuve montrant un bon début de relation amicale avec son supérieur.
Mais lorsqu'il évoqua le dit "crime" qu'il avait commis, le jeune homme ne put s'empêcher de lâcher un discret et léger soupir. Il fallait avouer que le "colosse" avait raison pourtant il pensait que ces, à première vu, simples et petites exceptions devraient être sérieusement pris en compte puisqu'ils pouvaient faire pencher la balance si rapidement sur une affaire. Mais bon, les gens préféraient la facilité au jugement que de perdre leur temps à chercher plus profondément, et cela se comprenait.

20 kg de pommes pour ce matin même ?!...En effet, les cuisines étaient loin d'être l'Empire de la paresse, mais Wald ne réussissait pas à se représenter le nombre de pommes à éplucher. Dans tous les cas, cette valeur de poids l'impressionna mais il ne laissa surtout pas abattre par cela. Ces parents lui avaient appris depuis son plus jeune âge à se donner à fond même dans les tâches les plus ingrates. Il sourit et répondit avec motivation :

- Très bien, chef.

Il s'installa à son nouveau post de travail et finit par prendre l'éplucheur pour enfin commencer ce qu'on lui avait demandé.

Quand il faut y aller, il fautt y aller.

Cependant pendant l'épluchage, il remarqua assez rapidement qu'il avait la chance d'être installé juste derrière la table de travail d'une jeune cuisinière au visage charmant...et surtout au joli fessier. Il ne put s'empêcher de sortir un sourire au coin de la lèvre en se rinçant légèrement l'oeil pendant un moment face à cette magnifique vue. Sauf, qu'il fut tellement distrait qu'il finit par se couper au doigt, une sorte de punition pour avoir jouer encore une fois le pervers. Il continua et en se concentrant au maximum sur ce qu'il faisait afin d'éviter cette fois-ci une quelconque coupure ou blessure.


A peine la première journée passé ici, le jeune homme n'en pouvait déjà plus, il était réellement à plat. Pour cette fin de journée, on l'avait placée dans la corvée de vaisselle et il avait été aussi surpris par le nombre d'assiette, de couverts et de plats à laver, mais il avait été patient et surtout déterminé à tous les laver.
Avant de partir rejoindre les appartements des domestiques, il voulait tout de même aller voir le chef afin de peut-être faire un topo de cette journée en tant que commis aux cuisines. Il s'approcha de lui et commença par ouvrir la conversation :

- Tout c'est bien passé, chef ?

Je regarde le p'tit loup de mer se mettre au travail, puis je vais faire un tour d'inspection de mon équipage. Une cuisine c'est comme un navire, sans capitaine, elle coule.
En l'occurrence, elle croule sous le travail et c'est pas parce que c'est l'anniversaire de la Commandante. Non c’est juste notre quotidien. J’vous laisse imaginer quand on doit mettre les p’tits plats dans les grands…
Quand je reviens finalement dans l’ombre du p’tit Wald, c’est pour le voir éplucher mécaniquement ses pommes, un gros filet de bave à la lèvre. Et c’est pas la perspective de la tarte tatin qui le met dans cet état. Enfin… Visiblement, il préfèrerait une tarte Tatiana.
Je me passe une main sur mon visage mi-désespéré, mi-amusé avant de le gratifier d’une petite tape derrière l’oreille, histoire de le réveiller.

- Concentre-toi ! Tu vas finir par m’inonder la cuisine à force de la reluquer.

Je repars aussitôt, tout ça pour l’apercevoir se couper durant un moment d’inattention. Je lève les yeux. Le métier qui rentre.  C’était peut-être la première mais certainement pas la dernière. Je peux déjà entendre d’ici la voix du Doc’ me sermonner…

Fin du service, vers 23h30

La journée s’achève enfin. Chacun quitte son poste, tour à tour une fois les derniers éléments rangés et astiqués. Le cliquetis incessant des ustensiles prend fin et le calme s’installe. C’est toujours étrange de voir les lieux passer de l’agitation au repos en si peu de temps. Pendant un court moment, nos oreilles sont tellement habituées à la symphonie métallique qu’on entend toujours les spectres des tintements, comme si notre esprit essayait de combler le vide.
Je souris tout en essuyant un plat en argent. C’est pas parce qu’on est chef qu’on ne doit pas participer.

- Tout s'est bien passé, chef ?

Je tourne la tête.
Ah le p’tit bigorneau !
Je lui souris en retour. Il m’est bien sympathique.

- C’est plutôt moi qui devrait te poser cette question, tu crois pas ?

Je lustre le plat jusqu’à ne laisser aucune trace. Un vrai miroir dans lequel, j’peux nous voir, mon marin d’eau douce et moi-même. Enfin j’rentre pas entièrement dans le tableau, surtout ma moustache qui déborde.

- Tu fais du bon boulot quand tu restes concentré. On pourra surement te confier des tâches plus intéressantes prochainement.

Je le toise un instant, me remémorant sa journée. Il n’a pas rechigné à la tâche et a réussit à tenir le rythme. Pour un premier jour c’est déjà pas mal. J’peux pas en dire autant de tous les commis que j’ai reçu jusqu’à présent.

- Tatiana. Elle s’appelle Tatiana.

Puisqu’il à l’air tant intéressé par la p’tite sirène. Ce que j’me garde bien de lui dire en revanche c’est qu’il n’a aucune chance avec elle. Ca, il le découvrira tout seul.

Wald sourit et répondit instinctivement :

- Oui mais sans capitaine, pas d'équipage, non ?

Il est vrai qu'il s'en était bien sorti pour un premier jour, à force d'enchaîner l'épluchage de pommes, il avait fini par trouver sa technique et cela en était devenue une habitude qui lui permit d'aller beaucoup plus vite. Même si l'épluchage lui seyait à ravir, il ne pensait pas qu'il pourrait se considérer parfait à cette tâche et donc n'aimerait le garder pour "toujours". C'est pour cela qu'il voulait rester concentré dans son travail pour enfin tenter de viser plus haut dans ce milieu. Et ce n'était pas en reluquant la jolie cuisinière qu'il allait y arriver...Justement Yonnel vint à ce sujet et lui annonça sans qu'il ne demande

Tatiana ?... Je ne dit pas non... se disait-il

Bon, il est vrai qu'il était en ce moment même avec une serveuse qu'il fallait avouer, avait une très belle poitrine pour une femme de son âge mais cela faisait déjà 4 mois qu'ils étaient ensemble et Wald n'avait jamais connu une relation "amoureuse" aussi longue. Il voulait du renouveau, et cette fameuse cuisinière ferait parfaitement l'affaire pour cela. Il pouvait encore se rappeler clairement de son visage de porcelaine, de ses magnifiques yeux verts et surtout de son superbe popotin. Il en avait même fini par en baver de plaisir pour cette somptueuse image. C'était sa nature, Wald ne pouvait s'empêcher de collectionner les liaisons comme certains collectionnaient les timbres.
Sauf que lui préféraient les jolies timbres.

Le jeune homme rougit et sourit du coin de la lèvre. A peine avoir su son simple nom, il voulait déjà lui présenter toutes son admiration pour sa beauté. Alors il demanda assez gêné :

- Hummm...Et vous savez où je pourrais la croiser cette nuit ?

Il essaya de se justifier et donc ajouta :

- C'est...pour...faire connaissance. Bien sûr...

Je ne pouvais que sourire à cette remarque. Sans capitaine pas d’équipage. Ou plutôt pas d’équipage à bon port. Seulement quelques restes de noyés échoués. Finalement je décide de lui offrir le prénom de sa sirène : Tatiana. Rien qu’à entendre les syllables, il en a les yeux rêveurs et quasi la bave aux lèvres.
Moi, je m’amuse secrètement. Parce que je sais pertinemment que Tatiana n’est pas faite pour lui. J’espère qu’elle lui passera l’envie de reluquer mes cuisinières pendant le service. Vous trouvez que c’est vile de ma part ? Absolument pas. Mais un équipage se doit d’être solidaire. Les histoires de cœur et de cul ça n’amène que des emmerdes ! Et ça, j’en veux pas.

Sans surprise, l’appât fait son œuvre et je pêche au gros là. Sa question me confirme que je fais bien de lui donner une petite leçon. Je lève un sourcil inquisiteur quand l’autre se fronce d’un air réprobateur :

- Tu n’es pas assez fatigué après ta journée mon bigorneau ? Tu sais que je t’attends pour 5h demain matin. Le pain, les brioches, le marché… Enfin si tu y tiens, tu peux la trouver dans l’orangerai. Elle aime bien s’y changer les idées. Mais tu devrais te dépêcher, elle n’y reste pas bien longtemps en général.

Je ne peux pas m’empêcher de m’amuser en songeant à ce qui l’attend lorsqu’il coomencera à lui faire des avances. On peut dire qu’il a vraiment jeté son dévolu sur la bonne.

Ah ce qu’Innel peut-être taquin lorsqu’il s’y met, je vous jure !

- Si tu n’as rien d’autres à me demander, je pense que je vais aller prendre un repos bien mérité ! Et tu devrais en faire de même.

On ne pourra pas dire que je n’ai pas tenté de l’en dissuader…