Danser, danser, danser encore tournoyer! Ah ce que Cerise pouvait aimer cela! Encore plus lorsque l'on était masqué! On pouvait être qui l'on voulait et surtout pas soi!
L'ennuie c'est qu'on ne savait jamais bien qui était son partenaire alors trouver l'âme soeur pouvait se révéler un brin compliqué dans ces conditions!

La jeune fille, effectua un rapide tour sur elle-même, un sourire béat aux lèvres puis sautilla -tant pis pour l'étiquette!- De tout façon, personne ne regardait. Ils étaient tous bien trop occupés à s'empiffrer! Surtout lui, là bas qui s'enfilait beignet sur choux à la crème.

Elle passa les mains sur sa taille, prise d'un haut-le-coeur, comment pouvait-il manger autant?  Voir cette débauche de nourriture lui donner le vertige. A moins que ce ne soit d'avoir tourner sur elle-même? Elle se rapprocha de l'homme en question, lorsqu'un aimable serviteur fit son apparition lui proposant de quoi se rafraichir ou se restaurer.

-Euh... euh...
Que pourrait-elle prendre? De l'alcool? Oh non! Tout cela lui montait tellement vite à la tête! La dernière fois, on l'avait retrouvé à jouer à colin-maillard à moitié habillée dans les fontaines du Palais... Du jus de fruits alors? Non ce n'était pas bien sérieux...

Elle pouvait voir l'agacement poindre derrière l'impassibilité professionnel de l'homme en livrée.

- Euh... Un verre d'eau de source? demanda-t-elle un sourire maladroit en guise d'excuse pour le temps perdu.

Nathanael mangeait, et mangeait encore. Il avait encore faim. Il aurait sans doute pu engloutir tout ce qui se trouvait sur la table qu'il n'aurait même pas réussi à satisfaire cette faim infinie. Il avait même l'impression que plus il mangeait, plus il avait envie de manger encore, justement.

Mais de toute manière, demain, il serait de retour dans la rue, dans la crasse, et dans le froid. Et il n'aurait plus rien à se mettre sous la dent, sinon de vieux trognons de pommes et des croûtons de pain raccis qu'on voudrait bien lui donner... Alors ce soir, il pouvait bien se faire exploser le ventre, s'il le voulait.

Pour une fois dans sa vie.

Une petite voix attira son attention dans son dos. Une voix féminine, toute frêle et toute timide. Il s'agissait d'une jeune femme, toute palotte, et toute maigrichonne aussi, qui hésitait sur la boisson qu'elle allait prendre.

Nathanael avait l'habitude de voir des personnes maigres. C'était pour ainsi dire le lot commun quand on habitait dans la rue. Mais ici ? dans ce monde de faux-semblants quand on pouvait manger à sa faim - et même se gaver ? Ce n'était pas possible ! De tous les nobles qu'il avait croisé jusqu'à présent, ils étaient tous jouflus et bien rebondis !

Mais pas cette jeune fille-là, et cela le troubla.

Il chercha une raison pour expliquer cet état de fait et un seul à ses yeux lui sembla crédible. Sa famille lui interdisait sûrement de manger...

Alors ce fut tout naturellement, plein de sollicitude, qu'il s'approcha d'elle tandis qu'elle demandait un verre d'eau de source. Le domestique la regardait avec des yeux ronds, comme si elle venait de lui dire la dernière des idioties. Mais finalement, il s'éloigna. Nathanael crut d'abord qu'il était parti chercher de quoi satisfaire la demande de la jeune femme mais non.

Non, visiblement, il avait juste décider d'aller servir une autre personne. Cela le rendit encore plus compatissant. Il lui tendit le beignet au miel qu'il avait pris pour elle avec un sourire :

- Tenez, vous d'vez avoir faim !

Cerise regarda penaude le serveur s’éloigner. Mais… Qu’avait-elle bien pu dire de si excentrique. Elle n’arrivait pas à détacher ses yeux de l’homme qui disparaissait, plateau sur le bras. Elle avait juste demander de l’eau…de l’eau… De l’eau !
- Tenez, vous d'vez avoir faim ! dit une voix à côté d’elle
Elle se détourna du domestique qui avait de tout façon disparu pour découvrir son prochain cavalier. Elle en était intiment persuadée pourquoi entamer la conversation sinon? Et puis il fallait dire que cette robe la mettait terriblement en valeur… Surtout ce corset si serré (mais trop peu à son goût, alors elle avait triché en augmentant le volume de sa robe au niveau de ses hanches.)
Mais à la place du cavalier idéal, elle se retrouva face à un gros beignet au miel bien dégoulinant, collant et poisseux. Écoeurant. Qui pouvait bien avaler ce truc ? Elle remonta lentement ses petits yeux vers son propriétaire, visiblement compatissant. Il avait pitié ? De quoi au juste ? Qu’avait-elle bien pu faire ou ne pas faire ?

-Euh Je vous remercie mais j’ai déjà mangé à midi annonça-t-elle toute guillerette.

Elle ouvrit son éventail rouge et commença à se ventiler.

-oh la-la  quelle chaleur ! J'en ai des vapeurs
Elle observa son interlocuteur et soudainement la terrible réalité lui sauta au visage aussi rudement qu'une tarte à la crème.
Comment cette homme faisait-il pour manger autant sans être ni malade, ni aussi rond que l'un de ces répugnants beignets qu'il semblait affectionner.

- Pardon Mais… comment faites-vous ? demanda-t-elle maladroitement.

Nathanael la regarda avec ébahissement. Elle avait mangé la dernière fois... à midi ?! Et en plus, elle lui disait cela avec le sourire. Mais... Mais... ? Il était presque dix-neuf heures, maintenant ! Elle aurait dû avoir faim, être en train de manger au buffet avec les autres autruches !

- Mais vous avez pas faim ? d'puis tout c'temps ? Vous êt' toute maigrichonne...

Cela le confortait dans son idée initiale : sa famille devait lui interdire de manger. Il ne voyait pas d'explication autre pour l'expliquer. Pourquoi ne se nourrirait-elle pas davantage autrement ? Elle en avait les moyens, c'était évident. Cela dépassait de loin l'entendement de Nathanael.

La jeune femme s'éventa pour se faire de l'air. Elle se tourna vers lui et durant une seconde de pure panique, Nathanael se demanda si elle n'était pas en train d'attendre quelque chose de lui. Il se repassa les cours sur l'étiquette en accéléré mais il ne se rappela pas qu'on lui ait parlé de quelque chose à ce propos et ...

Et puis, soudain, elle eut l'air terriblement choquée. Et il fut certain d'avoir fait une erreur. Et une monumentale, vu la tête qu'elle faisait. Il cherchait un moyen de se rattraper, presque frénétiquement, quand elle demanda :

- Pardon mais… comment faites-vous ?

Nathanael se mortit la langue. Comment faisait-il quoi ? Il ne savait plus quoi faire. Il avait l'impression que cette question était un test et il ne savait pas du tout quoi répondre. Qu'est-ce qu'il devait dire ? qu'est-ce qu'il devait dire ?

Réfléchis, Nath, réfléchis.

Il avala sa salive, la regarda - elle puis le beignet. Puis, il lui tendit le beignet de nouveau, pour essayer de faire quelque chose :

- Vous êt' sûre qu'vous l'voulez pas ? C'bon, j'vous promet.

Puis, il prit son courage à deux mains - et si poser la question le trahissait pour de bon ? - et demanda :

- Comment qu'j'fais quoi ?

Il chercha autre chose à dire et la regarda des pieds à la tête. Qu'est-ce qu'on disait à une femme, déjà ? Mais pourquoi était-ce aussi compliqué ? Complètement désespéré, il lâcha un :

- Vot' robe est très jolie.

- Mais vous avez pas faim ? d'puis tout c'temps ? Vous êt' toute maigrichonne...

Cerise leva un sourcil interloqué derrière son masque en dentelle. Pourquoi aurait-elle faim? Elle ne mangeait jamais le soir. Parfois une petite collation mais guère plus. Mais le plus étonnant c'était qu'il la trouva maigrichonne.  Elle? Maigrichonne? Les enfants des rues étaient maigrichonnes mais elle...

- Mais vous avez vu mes joues?! s'ecxclama-t-elle en se pinçant ses petites pommettes au délicat teint de pêche.

Son interlocuteur semblait complètement perdu. On aurait dit qu'il avait avalé un de ces harengs qui empestaient de travers. Il avait peut-être une arrête en travers de la gorge qui le gênait? Ca expliquerait, son regard ébahit. Oui c'était sans doute cela. C'était bien pour cette raison que Cerise ne mangeait jamais de poisson. Trop dangereux. Trop répugnant. Trop puant.

Elle ne savait pas trop si elle devait intervenir où non alors, elle pencha candidement la tête de côté. Et sortit son éventail.


- Vous êt' sûre qu'vous l'voulez pas ? C'bon, j'vous promet.
Ce fut à son tour de sortir les yeux de merlans frits: le beignet poisseux au miel venait de refaire son apparition sous ses yeux. D'abord mettre de la distance. Elle recula poliment d'un discret pas. Ensuite s'excuser.

- Je vous remercie mais... Ce n'est pas... vraiment ma tasse de thé.

Puis dévier la conversation sur son interlocuteur:

- Pardon Mais… comment faites-vous ?
Il resta sans voix. Et sa réponse la conforta dans l'idée qu'il régnait entre eux une certaine incompréhension.. D'ailleurs il usa de sa propre arme, en complimentant sa robe.

-Oh merci! Elle met bien en valeur ma taille de guêpe vous ne trouvez pas? dit-elle en plaçant ses mains autour. Son corset était si serrée qu'elle aurait quasiment pus en faire le tour.
- Elle était encore un peu trop imposante... Mais elle n'a pas voulu serrer plus mon corset! se renfrogna-t-elle

- En fait je me demandais... Comment vous faites pour manger autant.. Je vous ai vu pendant que je terminais ma danse. Vous mangiez beignets sur beignets! s'exclama-t-elle comme s'il s'agissait là d'un exploit homérique.

Elle se demandait quelle quantité de nourriture cet homme pouvez bien ingérer. C'était réellement admirable! Et cerise sur le gâteau, il était aussi svelte que la tranche de pain qu'il venait de saisir.

Sily n'était pas en vue. Elle avait réussi à le semer. Quel soulagement ! Qu'allait-elle pouvoir faire ? Il lui restait pas mal de rêves à vivre ce soir. Vers quelle étoile pouvait-elle se diriger. Avec quelques précautions - il fallait bien avec Sily - elle se rapprocha du buffet. Peu de personnes y était pour l'instant. Même si elle ne passerait surement pas inaperçue pour son frère, elle pourrait forcément y trouver de quoi se cacher. Elle observa d'abord les lieux avant de se décider de passer derrière la table afin de pouvoir s'accroupir ou se précipiter derrière un rideau - c'était pas si loin - ou même passerait-elle par la porte la plus proche.

Elle marcha dignement vers la table, la contourna et avança en admirant ce qu'il y avait sur la table. Les mets avaient l'air succulent. Elle n'avait jamais rien vu de pareil. C'était bien plus somptueux que ce qu'on faisait dans sa province natale. Comme elle pourrait se gaver dans une juste mesure - corset oblige, elle avait prévu large avec sa bouée de sauvetage mais cela avait quand même des limites - elle parcourut les mètres sur lesquels s'étalaient le buffet pour prendre note de ce qu'elle voulait goûter et établir un ordre de préférence. Ensuite elle se déciderait et pourrait se goinfrer en toute connaissance de cause.

Dans son petit parcours, elle entendit des voix et vit deux convives en train de parler. La jeune femme, maigre au point qu'on lui voyait presque les os et l'homme dégustait les beignets au miel. Elle les avait déjà repéré parmi les petites choses savoureuses. Sans les regarder pour être impolie, elle avançait lentement en examinant la table. En les écoutant, elle pourrait peut-être se mêler de la conversation et faire connaissance. C'était peut-être l'occasion de vivre un autre de ses rêves. Elle avait vraiment de la chance ce soir d'avoir autant d'occasion de vivre comme elle l'entendait. Elle releva la tête se rappelant la menace Sily. Rien. Ouf ! Elle continua son inspection tout en écoutant aux portes. Ils parlaient de nourriture, de faim et de robe. L'homme avait un langage étrange comme s'il escamotait les mots. Soit il avait un accent, soit il avait la bouche pleine. Sûrement la première solution. Quoi qu'elle se faisait gronder par Sily quand elle parlait la bouche pleine. C'était si rasoir ces règles de bienpensance.

Nathanael ne voyait vraiment pas ce que les joues de la jeune femme avaient de si particulier. En fait, hormis les trouver pas très rebondies, elles n'avaient rien de très différentes de joues normales. Mais il ne releva pas, de crainte de faire encore une bêtise. Il attendait de voir, pour comprendre ce qu'il avait bien pu faire de si choquant.

Comme elle refusait toujours le beignet au miel, il se dévoua pour le manger. En trois bouchées, il l'avait avalé. C'était le cinquième qu'il mangeait et il trouvait toujours cela aussi délicieux. Comme il avait du miel plein les doigts, il les lécha avec beaucoup de soin pour ne pas en perdre une miette.

Et si au début, il restait perdu, il se rendit bien vite compte qu'il avait très bien fait de ramener la conversation sur la robe de son interlocutrice. Cela lui laissa le temps de souffler pour essayer de trouver quelque chose à dire.

Il la regarda passer ses mains autour de sa taille de guêpe, comme elle l'appelait elle-même, ahuri. Elle n'avait pas des mains très grandes et pourtant, elle pouvait presque en faire le tour. Non, décidément, tout cela dépassait son entendement. Pourquoi elle ne mangeait pas ? Il ne demanda pas qui était le elle auquel elle faisait référence, trop occupé qu'il était à essayer de comprendre la situation étrange dans laquelle il s'était mis.

La question qu'elle lui posa le ramena dans le présent. Comment faisait-il pour manger autant ? Il avait faim, voilà tout. Alors il mangeait ! D'ailleurs, comme il n'avait plus rien dans les mains pour se remplir le ventre, il tendit la main vers l'un des plats et se saisit de deux tranches de lard, avant de prendre avec la main droite un fruit dont il ne connaissait même pas le nom. En passant, il manqua de bousculer une jeune femme.

- 'scusez-moi, madame. J'vous avez pas vue.

Puis, il se retourna vers la première jeune femme, la petite maigrichonne palotte, et lui répondit enfin :

- J'mange parc'qu'j'ai faim. D'habitude, j'peux pas prend'tant d'trucs !

Il regarda le fruit qu'il avait pris, quelque chose de juteux et jaune et demanda avec un air curieux :

- Comment qu'ça s'appelle, dites ?

L'incompréhension la plus totale régnait entre eux et l'homme au beignet semblait être parti loin, très loin, très loin d'ici. Tellement qu'il en bouscula une adorable petit bout de femme.

- Mon Dieu mais comment peut-elle autre aussi mignoooone...

- J'mange parc'qu'j'ai faim. D'habitude, j'peux pas prend'tant d'trucs !
Hmm? Elle en avait presque oublié ce drôle de goinfre à qui elle parlait quelques seconde plus tôt, tant elle était désormais focalisée sur la concurrence.


- Vous avez faim? Mais comment peut-on avoir faim au point de se resservir alors qu'on en a encore plein les chiques?!
Elle le regarda bouche bée attraper un citron alors qu'il mâchait toujours ses tranches de lard. Le citron et le lard... Cerise n'était pas experte en gastronomie mais tout de même, le mélange était quelque peu... Incongrue non?

- Comment qu'ça s'appelle, dites ?
- C'est... Euh... Un citron? Vous n'en aviez jamais vu?
Question stupide. Il semblait évident qu'il n'avait jamais côtoyé gustativement cet agrume. Le voilà qui portait le demi-citron à sa bouche!  Elle devrait peut-être...

- Nooooon! Sa main arrêta de justesse celle de l'homme juste avant qu'il ne mette l'étonnant fruit à sa bouche.

- Ca ne se mange pas... Ca sert à assaisoner... Là, vous pouvez en mettre sur le poisson par exemple. lui expliqua-t-elle en indiquant le saumon.

-Sinon je vous conseille, la petite tarte au citron meringuée, c'est l'une de mes préférés! Avec celles aux fruits rouges! Elle lui montra les deux desserts élégamment disposé sur un présentoir.

Mais d'où pouvait-il sortir pour s'empiffrer ainsi et ne rien connaitre?
- Vous n'êtes pas d'ici non? Vous n'avez pas l'air d'avoir l'habitude de ce genre de célébration

Cerise, elle était rodée à l'exercice, il ne devait pas y avoir un bal où elle n'était pas présente. Elle se tourna vers la nouvelle venue qui les observait toujours

-J'adore votre robe! Je vous ai jamais vu non plus. Vous êtes venue seule?

La conversation n'était pas très intéressante et très recherchée. Ils parlaient de nourriture à qui-mieux-mieux comme si ça intéressait le monde. Elle vit apparaître une main dans son champ de vision vers une tranche de lard... non deux. Une main d'homme, tâtonnante, comme s'il ne regardait pas ce qu'il faisait. Avait-il un don particulier pour se situer dans l'espace ou avait-il appris par cœur la disposition des aliments ? Le lard n'était pas ce qu'elle aurait pris. Elle avait pu constater que les hommes préféraient la viande et le gras, voire le salé. Celui-ci était un cas à part puisqu'elle l'avait vu avaler un beignet dégoulinant, tout ce qu'il y avait de plus sucré. Elle l'avait repéré, ce beignet qui avait l'air succulent. La main ne portait pas de bague, détail intéressant qui laissait penser qu'il n'était peut-être pas noble. Ce serait plus facile de lier contact car elle n'aurait pas besoin de se surveiller. Ouf !
Il s'empara d'un citron. L'association était plutôt étrange et elle ne s'y serait pas risquée. Soit il était inculte en matière alimentaire, soit il avait un goût de chiotte. Elle se pencha légèrement en avant dans le but de lui donner son avis d'experte. Ce fut à ce moment-là qu'il la bouscula.

- 'scusez-moi, madame. J'vous avez pas vue.

Toujours cette manière de parler qui la laissa un instant sans voix.

- J'mange parc'qu'j'ai faim. D'habitude, j'peux pas prend'tant d'trucs !

Zut, elle avait loupé son tour de parole. Elle se serait excusée à son tour d'être dans son passage, de ne pas l'avoir vu venir. Elle en aurait profiter pour lui signifier qu'elle n'aurait jamais mélanger le citron et le lard, histoire de parler de façon diplomate.

- Vous avez faim? Mais comment peut-on avoir faim au point de se resservir alors qu'on en a encore plein les chiques?!

Quand on était une jeune femme bien élevée, avec une taille de guêpe, et qu'on s'empêchait de manger pour plaire aux hommes, « les chiques » n'était pas un mot qui aurait dû faire partie de son vocabulaire. Quel langage châtié, digne d'une fruste. Elle pouvait être fine par la taille et tenter de l'être de plus en plus mais ce n'était pas là qu'elle grossissait.

- Comment qu'ça s'appelle, dites ?

En plus, la jeune femme eut une moue tout à fait ridicule qui compléta le tableau. Quant à lui. Quel ignare ! Être si accessible par sa simplicité et son appartenance à un milieu social moins prétentieux et pourtant si dépourvu de culture. Dommage. Amylia était bien tombée pour faire connaissance. Une Frustine et un Ignarum. Quoi qu'elle serait plus à l'aise avec un bouseux qu'une pimbêche.
Pour s'empêcher de rire, elle attrapa un cake qui avait l'air appétissant et le porta à sa bouche.

- Nooooon!
En sursautant, elle échappe son cake qui roula sur le sol.
C'est malin. Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? Soit je le ramasse, soit je le laisse où il est. Au mieux il roulera sous la table. Au pire, cela laissera une trace... une personne marchera dessus et ira danser, laissant derrière elle une trace grasse régulière... ou pire, quelqu'un l'écrasera et se cassera une jambe. Bon d'accord, je ne dois pas le laisser là.

- Ca ne se mange pas...
Elle élabora une stratégie pour le faire rouler sous la table. Elle se décala légèrement, l'air de rien. Elle observa les tentures un peu plus loin en jetant de temps en temps des coups d’œil à sa proie. Elle se rapprocha pour se trouver entre les deux et donna des petits coups de pied à l'objet de son délit.

-J'adore votre robe! Je vous ai jamais vu non plus. Vous êtes venue seule?
Amylia regarda la jeune femme comme si elle était prise en flagrant délit. Elle avala sa salive et se redressa.

- Euh... oui... enchantée... Merci... Je suis arrivée récemment, c'est pour cela que vous ne m'avez jamais vue. D'ailleurs, moi non plus... heu...

Amylia se rendit compte qu'elle avait dit une connerie. C'était bien elle ça de penser des trucs désobligeants et de faire exactement la même chose. Faut dire que c'était pas facile de faire deux choses en même temps et d'avoir des propos cohérents. Elle n'avait jamais réussi. Faut dire qu'elle essayait toujours de  pousser son cake, moitié éventré maintenant, sous la table et n'arrivait pas à se concentrer sur ses propos.

- Je suis là avec mon frère. Vous pouvez le voir là-bas, le beau jeune homme en tenue chic.

Un citron ? Nathanael regarda le fruit dans sa main pensivement. Non, il n'en avait jamais vu. Enfin, si ... sur les marchés, à l'occasion, mais il n'en connaissait pas le nom et il n'en avait surtout jamais mangé. Eh bien, il allait goûter. Qu'importe !

Il allait l'enfourner dans sa bouche quand le cri paniqué de la jeune femme l'arrêta net, et que sa main fut stoppée à quelques centimètres de sa bouche. Il la regarda, complètement perdu et se sentit rougir quand elle lui expliqua le fin mot de l'histoire.

- Ah, euh, j'...

Il aurait bien aimé aller mourir dans un coin, à cet instant, tellement il avait honte. Quant à ce mot... assaisoner. Ce n'était que la seconde fois qu'il l'entendait au cours de sa vie. La première fois, c'était sur le marché, quand il avait entendu un marchand parler à l'un de ses clients de sel.

Honnêtement, il ne comprenait pas vraiment le principe de mettre des choses sur la table qui ne se mangeaient pas, mais soit. Les nobles étaient des gens bizarres, dans tous les cas. Il le reposa, en espérant que personne n'ait vu la scène.

Mais c'était trop tard pour cela, à voir les regards braqués sur lui.

Il décida d'écouter la jeune femme, au sujet des tartes qu'elle lui conseillait et il lui demanda - parce qu'il ne fallait pas perdre une occasion de la faire manger, surtout si elle aimait cela :

- J'vous en donne une aussi ?

Puis, vint la question fatidique. Celle qu'il aurait voulu éviter, mais qui étaient pourtant sur toutes les lèvres.

- Vous n'êtes pas d'ici, non ? Vous n'avez pas l'air d'avoir l'habitude de ce genre de célébrations.

Il devait inventer quelque chose de crédible - et vite. Alors autant être aussi proche que possible de la vérité.

- C'la première fois qu'j'viens, finit-il par dire, même si cette réponse était terriblement vague.

Heureusement, la jeune fille qu'il avait bousculée s'approcha d'eux à point nommé pour le sortir d'embarras. Il espéra que la petite noble ait oublié sa question précédente. Il tâcha de se faire oublier en concentrant son attention ailleurs - et, sans surprise, cet ailleurs se décida être le buffet.

La jeune femme qui s'était rapprochée ne semblait pas très à l'aise non plus. Au moins, ses propos n'avaient pas grand chose de cohérent et cela l'arrangeait bien. Tant qu'elle occupait l'attention de la jeune femme palotte et maigrichonne, tout allait bien.

Quant au jeune homme en tenue chic, vers lequel il releva les yeux quand elle en parla, était effectivemet ... chic. Puis, il réalisa :

- C'vous qu'avez dansé avec l'Prince ? réalisa-t-il soudain en relevant la tête vers la jeune femme.

Elle avait éviter de justesse l'incident gustatif. Le pauvre en était rouge comme une cerise et la jeune femme s'en voulut aussitôt de l'avoir brusquer ainsi. Elle leva une main à sa bouche, l'air désolé face à son désarroi:

- Je ne voulais pas... Enfin... Laissez-moo me faire pardonner

Elle lui proposa alors des tartelettes à la place, qu'il s'empressa de lui proposer à son tour.

-Euh et bien...je...
Elle regarda la jeune fille et en profita pour complimenter sa robe. Ouf. Elle était sauvée !  C'était ça ou lui avouer qu'elle avait en fait pris une pomme en en-cas...

Le mignon petit bout de femme lui expliqua qu'elle était venue avec son frère. Cerise tourna la tête vers la direction indiquée. Oh oui, en effet, il était plutôt bel homme! Elle se promit de l'inviter à danser prochainement.

C'vous qu'avez dansé avec l'Prince ?


Danser avec le Prince? Elle reposa son attention sur la femme et commença à la détailler sous toutes ses coutures. Mon dieu mais c'est qu'il avait raison. C'était elle. Cerise déglutit. Elle avait-danser-avec-le-Prince. Avec le Prince.

- Finalement je veux bien une tartelette aux fruits rouges

Là tout de suite, elle avait terriblement besoin de réconfort. Et tant pis pour ses habitudes. Si elle da sait suffisamment ce soir, ça ne devrait pas trop avoir d'effet non? Elle prit son inspiration et lui demanda:

-Mais comment vous avez fait ça ?!
Qu'avait-elle de plus qu'elle?! Elle avait beau chercher, elle.ne voyait pas...

Elle remercia le gourmand pour la tartelette et en prit aussitôt une bouchée. Hmm, elle en avait presque oublié le goût...

- Vous ne voudriez pas danser avec moi? lui demanda-t-elle ragaillardie

- C'la première fois qu'j'viens,

Amylia écarquilla les yeux sous la surprise puis s'efforça d'avoir une expression neutre pour ne pas montrer qu'elle les écoutait.  Trop tard. Elle était remarqué et devait faire attention de ne pas s'enliser dans ses miasmes, entre son cake récalcitrant, son frère et la jeune Frustine qui lui adressait la parole. Mal à l'aise, elle eut à peine le temps de voir que les deux autres n'en avaient moins de l'être. Ignarum portait bien son surnom et pour cause, s'il était dans ce genre de situation pour la première fois, il avait bien du courage, avec toute cette étique alambiquée et pompeuse. Les raisons de l'embarras de Frustine était plus compliquée somme toute. Elle s'amusa de voir leur expression quand ils regardèrent Sily. Il avait fier allure le frangin. De loin surtout car de près... Passons. Du moment qu'il ne la voyait pas.

- C'vous qu'avez dansé avec l'Prince ?
 
Zut de flûte. Voilà qu'Ignarum était désarmant. Elle le regarda en clignant nerveusement des yeux avant de se rappeler qu'effectivement sa danse ne pouvait pas être passer inaperçue puisqu'elle avait danser avec le Prince pour la première danse. Ils avaient ouvert le bal. C'était dément rien que d'y penser. Une petite voix lui dit qu'elle avait aussi subi les assauts du bouffon juste avant. Une crainte s'empara d'elle. Elle scruta les environs. Elle n'était pas en vue. Tout allait bien.

- Finalement je veux bien une tartelette aux fruits rouges

Cette petite phrase la ramena au présent. Frustine avait l'air de se sentir mal. Elle était encore plus pale que quelques minutes auparavant. Elle n'allait tout de même pas faire un malaise maintenant. Cela attirerait à nouveau l'attention sur elle, et Amylia ne le souhaitait pas. Elle avait eu sa dose de regard, de bouffon et de frissons.

-Mais comment vous avez fait ça ?!

Amylia se sentit outrée par le ton que Frustine avait employé pour dire cela.

Je n'ai strictement rien fait Pétasse. Je m'en serais bien passé... au moins dans ces conditions. Non pas que danser avec le Prince ne soit pas agréable mais ce début de soirée a été un peu trop mouvementé à mon goût. Ah ! Je sais, tu es jalouse ma Saloperie. Tu ne me trouves pas assez bien pour le Prince, et bien toi non plus ma Cocotte.

Elle inclina légèrement la tête sur le côté en se redressant, plissa les yeux et répondit avec un sourire tout ce qu'il y avait de plus agréable. Le même sourire enjôleur quand elle avait fait une bêtise et qu'on s'apprêtait à l'enguirlandait. Généralement, personne n'y résistait.

-Je me suis juste trouvée sur son passage au bon moment !
J'imagine que mon charme naturel a fait son effet.

Mais elle n'y croyait pas tellement. La phrase énoncée devait être la véritable. Elle se tourna vers Ignarum et détourna la conversation.

- J'ai vu que vous vous aviez goûté les beignets. Comment sont-ils ? Je viens d'arriver près du buffet et je ne sais pas quoi choisir pour commencer. Il serait aimable de votre part de me conseiller. Enfin, si cela ne vous dérange pas trop, bien évidemment.

- Vous ne voudriez pas danser avec moi?

- Je m'appelle Amylia Emerrsta. Et vous ? lança-t-elle à Ignorum sans faire attention à la demande de Frustine.

La vengeance était mesquine mais Furstine avait eu une expression si outrée en découvrant qu'elle avait dansé avec le Prince qu'Amylia n'allait pas se laisser faire. Non mais. Elle savait que le Prince n'aimait pas les glousseuses après tout. Alors si celles-ci étaient en plus maigrichonnes, elle n'avait rien à regretter. Elle se fustigea. Elle était vilaine, mauvaise... Si sa mère, si douce et gentille savait cela, elle en mourrait de chagrin.

La jeune femme accepta la tartelette aux fruits rouges, dans laquelle elle sembla littéralement se réfugier. Nathanael était au moins fier de lui : il avait réussi à la faire manger. Enfin, ce n'était pas une pauvre tarte qui saurait remplumer tout ça mais c'était déjà ça.

Il se tourna vers la nouvelle venue quand elle lui parla des beignets et qui lui demandait de la conseiller dans ses choix alimentaires de la soirée. Jusqu'à présent, Nathanael avait aimé tout ce qu'il avait mangé alors... Mais il réfléchit malgré tout durant une seconde pour lui répondre, avant de déclarer :

- J'dirais qu'vous devriez prendre les gâteaux là-bas.

Il désignait des biscuits et autres sablés dans une assiette en porcelaine - ceux avec lesquels il s'était bourré les poches pour être sûr de ne pas manquer en cours de soirée. Puis, tandis qu'il les laissait parler de danse entre elles - plus ou moins amicalement, il fallait le dire - Nathanael attrapa un petit cake aux cerises. Il avait toujours aimé les cerises. De plus, c'était l'un des seuls aliments qu'il pouvait manger sans voler. Enfin... pas vraiment. La capitale était truffée de cerisiers, et il suffisait d'attendre la nuit pour pouvoir se servir sans rien risquer.

Et quoi de mieux quand vous aviez faim qu'une bonne plâtée de cerises ? Il croqua gaiement dans le cake et mâcha énergiquement.

Et puis d'un coup :

- Vous ne voudriez pas danser avec moi ?

La surprise de Nathanael fut telle qu'il en oublia de finir de croquer la cerise qu'il avait prise et qu'il avala tout, noyau compris. Il toussa - en attirant les regards sur lui, une nouvelle fois, mais un peu plus ou un peu moins -  et se tourna vers le buffet pour attraper le premier verre qui lui passa sous la main.

Cela soulagea sa gorge irritée. Il resta quelques secondes de dos, le temps de réfléchir à ce qu'il allait répondre à la jeune femme. Danser. Le mot le plus effrayant de la soirée. Il ne savait pas danser !

La question de la deuxième jeune femme le laissa encore plus démuni. Et voilà qu'il devait répondre poliment à deux personnes d'un coup ! C'était déjà compliqué d'en gérer une, alors deux ! Il revint face à elle. Déjà se débarasser de la question la plus facile : son nom.

- Nathanael Fedrilla.

Il avait répondu sans toutes les fanfreluches qu'il ne maîtrisait pas, et tellement rapidement qu'il en avait même oublié de mettre une particule avant son nom de famille pour faire plus vrai.

Ensuite, il se concentra sur la question plus délicate : la danse. Et il ne voyait guère comment lui dire qu'il ne pouvait pas danser avec elle sans lui avouer la vérité. Elle ne devait pas se sentir offusquée.

- J's'rai très content d'danser 'vec vous mais j'crois qu'j's'rais pas un bon cavalier...

Ses yeux se reposèrent sur le fameux frère d'Amylia.

- P't-êt' qu'vot' frère voudrait bien prendre ma place, dites, Madame Amylia ?

Je me suis juste trouvée sur son passage... Gnagnagna. Evidemment, c'était si simple d'être juste sur son passage.

Cerise lui adressa un regard noir avant de reprendre une bouchée de cette délicieuse tarte aux cerises.

Tu ne perds rien pour attendre, Mademoiselle-j'ai-dansé-avec-le-prince

Elle en était déjà à réfléchir comment elle aussi pourrait se trouver sur le passage du Prince quand la Miss Parfaite questionna le glouton au sujet des beignets. Aussitôt Cerise qui portait le dernier morceau de tartelette à sa bouche stoppa son geste. La représentation de ce beignet poisseux venait de lui couper le peu d'appétit qu'elle venait d'avoir.

Elle décida de proposer à l'amateur de beignet une danse. Elle était là pour ça après tout: danser, danser, danser... Elle ne s'était pas attendue à une telle réaction. Il s'était presque étouffé face à la demande... Mais... Il était bien présent à un bal non? Pas à un banquet... A quoi s'était-il attendu? Cet homme était décidément des plus étranges.

Il proposa à la place le frère de Mademoiselle Je-serai-Princesse-plus-tard. Cerise reporta son attention sur le jeune homme, faisant une petite moue pleine de réflexion avant de trancher:

-Et bien pourquoi pas! Mais ne croyez pas vous en tirer à si bon compte! Quand j'aurais terminé et que vous mains seront lavés de ce vilain gras -Je ne voudrais pas tâcher ma robe- Je reviendrai vous offrir votre leçon de danse! Hors de question de vous laissez ainsi dans votre embarras Monsieur Fredilla. Ce n'est quand même pas la fin des haricots que de danser à un bal! avait-elle dit d'un ton enjoué.

Cerise déposa le reste de tartelette dans l'une des corbeilles dédiée à cet effet et s'en alla virevoltant, inviter ce si charmant frère.