Emmanuelle s’éloignait du buffet, confuse de ce qui s’était passée. Certes, elle en voulait encore à cette convive pour l’avoir fait sentir comme un prétexte pour parler de son amour pour le prince. Toutefois, elle était montée sur la table pour lui crier des reproches alors qu’elle aurait pu s’éloigner d’elle et l’ignorer. Après le départ de l’invectivée, Tancrède Liess* et la marquise maigre avaient transformé son coup de sang en scène. Sur le moment, elle s’était sentie acclamée par le public. Mais après coup, elle avait le sentiment d’avoir humilié cette dame dans son dos. Même sans l’aimer, la baronne se demandait ce qui lui avait pris.
Ainsi, elle s’éloignait du buffet, sans se préoccuper de la foule qui l’entourait. En effet, elle regardait autour d’elle et marchait le plus vite possible, à la recherche d’un endroit où elle pourrait se calmer. Alors elle se prit un coup et tomba par terre.
Sentant une douleur à la lèvre, elle mit la main dessus et comprit qu’elle se l’était coupée. En levant la tête, elle vit un homme roux déguisé en poulet criard, avec un faux bec. Déduisant qu’il lui avait donné ce coup, elle fronça les sourcils à sa vue.
- Ne pourriez-vous pas faire attention ?!
Son emportement s’arrêta quand elle réalisa ce qu’elle venait de dire. Comment pouvait-elle le lui reprocher alors qu’elle avait couru sans voir cet homme au déguisement improbable ? Sa colère laissa place à l’embarras.
- Enfin… Je ne le faisais pas non plus…




*le faux nom de Gervais Hermillon

Qu’il répliquait au lieu de s’excuser pouvait se comprendre. Après tout, Emmanuelle avait foncé sans regarder. Peut-être qu’il n’y était pour rien.
- Je vois très bien. Je n’avais juste pas fait attention. Je m’en excuse.
Le regard adouci, elle le vit chercher un bac à glaçons. Malgré sa douleur aux lèvres, elle fit un petit sourire, pensant qu'il l'aiderait avec les glaçons fondus. Mais à la place, il lui jeta littéralement le bac à la figure.
Dans cette eau glacée, Emmanuelle bouillonnait. Pourquoi osait-il lui faire cet affront ? Son regard noir sur le poulet criard, elle posa une main au sol lorsqu’un domestique blond intervint en sa faveur. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’une femme mais sa voix grave la rectifia. Il lui demanda comment elle allait.
- Je vais bien, lui dit-elle avec une teinte de colère.
Il humecta un mouchoir avec les glaçons et nettoya sa lèvre. Ces soins apaisaient un peu Emmanuelle, qui réalisait qu’invectiver le poulet la ridiculiserait davantage. Puis il lui proposa de se rendre dans un endroit moins peuplé, avec une petite pique envers l’animal.
- C’est une bonne idée, répondit-elle plus calmement
De toute façon, elle souhaitait se rendre dans un lieu calme.

Alors qu’elle pensait que le poulet souhaitait l’humilier, ce dernier s’excusa de son geste, en disant qu’il était parfois un peu maladroit. Les mots « un peu maladroit » sonnaient comme un euphémisme pour la jeune brune. Sa maladresse entrerait dans la légende. Néanmoins, elle lui fit un petit sourire, touchée par la sincérité de ses excuses.
L’animal décida de l’accompagner avec le domestique et lui tendit une aile sur laquelle elle prenait appui. Le domestique la mena vers un banc dans un couloir peu fréquenté. Elle cherchait un endroit calme, ils l’avaient aidée à le trouver. Frissonnante, elle s’y assit dessus et s’adressa aux deux hommes.
- Je vous remercie pour votre aide, messieurs.
Elle reprenait peu à peu ses esprits. Elle désirait repenser à ses actes, essayer de se comprendre elle-même. Elle préférerait le faire seule. Ou du moins, elle ne souhaitait pas se confier aux deux hommes, même s’ils étaient au courant de cet incident. Toutefois, elle décida de leur parler un peu. Peut-être que cela lui fera du bien. Le blond se présenta. Il s’appelait Tulio Verez et il servait un noble, Zéphir de Kergamont. Le nom du servant lui semblait étranger. Après tout, plusieurs domestiques étaient étrangers.
- Enchantée. Je suis la baronne héritière Emmanuelle de l’Occitane.
Elle tourna ensuite sa tête vers le poulet géant.
- Et vous ?

Le poulet refusa de lui donner son nom. Contrairement à ce qu’il semblait penser, elle n’en était pas vexée, juste étonnée. Toutefois, il ajouta qu’il donnerait une représentation vers 21h et qu’elle apprendrait peut-être son nom à ce moment précis. Peut-être qu’il était le bouffon du roi. Voyant ses frissons, le poulet lui proposa de se réchauffer avec un des rideaux épais ou avec une douceur. La baronne se souvint alors qu’elle ne devrait guère accepter la nourriture des inconnus, par prudence. On ne savait jamais ce qu’il y avait dedans.
- Je préfère les rideaux.
Tulio ordonna ensuite à son interlocuteur de venir avec lui chercher de quoi la réchauffer, avant de lui faire une courbette diplomatique. Qu’il parle à la première personne la fit se demander s’il voulait éloigner l’animal d’elle. Toutefois, elle mit de côté cette question et sourit.
- Je vous remercie pour votre aide.
Puis ils entrèrent dans la salle de bal, la laissant toute seule dans le couloir. Alors elle pensa à ce bal. Au début, tout se passait bien pour elle. Elle avait apprécié le buffet, visité les jardins, dansé et fait de belles rencontres, comme ce vieil homme, ou Thony. En fait, la seule rencontre qui lui déplaisait était celle avec cette idiote. Certes, elles étaient toutes les deux pipelettes, mais Emmanuelle s’intéressait aux autres et voulait échanger. Là, elle s’était sentie comme un prétexte pour discourir sur le prince qu'elles n'avaient toutes deux jamais vu. Bien sûr, en suggérant qu'il ne serait pas si parfait, c’est elle qui manquait de bon sens !
Toutefois, elle n’avait pas de raison de s’emporter ainsi. Elle aurait pu s’éloigner de cette dame. Emmanuelle se savait impulsive, mais pas au point de monter sur une table et de l’invectiver. Et elle ne se savait pas capable de faire ce qu’elle avait fait par la suite. Elle ne l’aurait peut-être pas fait si Tancrède ne lui avait guère adressé la parole ni proposé son aide. Et ce musicien ne l’aurait jamais fait si elle ne s’était pas emportée.
Elle ne se comprenait plus. Son éducation était stricte, elle était considérée comme sage. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Si sa grand-mère était là, cela n’aurait jamais eu lieu. Elle ne l’aurait guère permis. Cela la décevait. Légalement, elle était majeure. Pour une fois qu’elle pouvait se débrouiller d’elle-même. Ce qu’elle avait fait était indigne d’une noble. Comment ne plus recommencer ?