Les choses étaient rentrées dans l'ordre.

Rien ne lui était arrivé. Le vieil homme avait été emmené - ou plus exactement, traîné - vers les cachots par les Gardes Noirs. On lui avait arraché son chapelet de perles sudiste, qui s'étaient toutes éparpillées au sol. Puis, on lui avait confisqué sa canne.

Bien sûr, des domestiques étaient passés nettoyer les dégâts en toute hâte et Lioffel avait changé de veste, pour que quelqu'un s'occupe de réparer la légère déchirure qui s'était formée lors de la dernière tentative du vieillard.

En tout et pour tout, il n'avait pris que deux minutes de retard sur la liste. Un reccord admirable. Preuve d'une organisation interne impeccable. De quoi le réjouir. N'importe qui d'autre, après une tentative d'assassinat comme celle-ci aurait prit le temps de se reprendre. De se recentrer.

Mais pas lui.

Non, lui, il devait montrer que rien ne l'arrêterait. Que même à demi-mort, il irait au bout de ses convictions les plus intimes. Et que quoi qu'il arrive ce soir, la fête devait continuer. Jusqu'au levé du jour.

Quand Gaspard avait voulu ramener le verre empoisonné avec lui, Lioffel lui avait ordonné de le laisser. Ne savait-on jamais à quoi pouvait servir du poison. Il y aurait certainement d'autres perturbateurs qui avaient pris une audience pour le tuer. Il l'avait donc posé sur la table, soigneusement devant lui, juste à côté d'un deuxième - sans poison.

Enfin, il s'était rassis dans son fauteuil et avait fait signe de recevoir la personne suivante.

Aya Krom. Une jeune Manteau Blanc. Une jeune femme qui vivait toute l'année au château, au service de son fils. Qui venait pour une oeuvre de charité. Lioffel était méfiant. Encore un loup déguisé en agneau.

Il caressa le bord tranchant du verre empoisonné.

Aya entra. Il l'invita à s'asseoir avec un geste de main et un sourire agréable.

- Mademoiselle. Je tiens à m'excuser de notre léger retard, nous avons dû gérer quelques... imprévus. Mais je vous rassure, rien de grave.

Il croisa les mains sur son ventre plat.

- Je vous en prie. Parlez-moi donc de cette oeuvre de charité qui me fait l'honneur de votre présence ce soir.

Après avoir été appelée à la porte du salon privé du roi je fus arrêtée par deux gardes noirs. Sans rechigner mais avec un petit soupir je leur passais les armes que j'avais caché dans mon uniforme. La dague coincée dans mon dos, les deux lames à chacune de mes cuisses, celles planquées dans mes bottes et dans les manches de ma veste et enfin l'épée qui ornait ma ceinture. Ma main resta un instant de trop sur la lame, signe que je n'était certainement pas sereine. En même temps, j'allais rencontrer le roi ! J'évitais consciencieusement de me regarder et, pour cacher ma nervosité, j'adressai un sourire charmeur au garde qui me délestait de mon arsenal. Je terminais en lui remettant mon masque blanc avant de m'avancer pour aller m'installer en face de celui qui se trouvait être mon souverain.

Je le détaillais du regard, prenant bien soin de cacher chacune de mes émotions sous un sourire ô combien travaillé. Je ne savais pas trop ce que je cherchais. Peut être une ressemblance avec mon prince ? Mais, étrangement, je n'en trouvais pas vraiment. Sans doute parce qu'une grande différence d'âge les séparait... ? Ou bien parce que les traits de ce roi étaient bien plus durs que ceux de mon si cher prince ? Mais qu'importait. Je n'étais pas là pour ça.

Mon regard s'échappant toujours, je laissais trainer mes yeux autour de la pièce jusqu'à ce qu'enfin je déglutisse et les braquent droit dans ceux du roi. Oui, bon, qui pouvait me juger ? C'était le roi quand même ! Le roi ! Et moi je me foutais de la gueule de son fils au moins trois fois par jour... J'avais le droit d'être nerveuse non ? Bref.

- Bon, et bien, déjà, j'espère que vous passez une bonne soirée et je vous remercie pour cette fête.

Un pu d'hypocrisie, sa fait pas d'mal. Parce que bon, j'en ai rien à foutre qu'il passe une bonne soirée où pas et si cette fête avait pu être, disons, inexistante, ça aurait été tout aussi bien. Non mais, c'est chouette hein ? J'ai eu l'occasion de rencontrer des gens géniaux mais il n'empêche que c'est du boulot en plus et que je n'aurais même pas l'occasion de dormir parce que ça allait durer au moins jusqu'à l'aube.

- Vous devez sans doute déjà le savoir mais je suis la pour une proposition qui permettrait peut-être d'aider les personnes qui sont dans le plus grand besoin.

Voiiiiilà. Revenir sur l'objet premier de ma visite. J'aurais préféré ne jamais me trouver là mais personne ne pensait jamais aux plus basses classes alors autant que je le fasse... Non ?

- J'avais eu plusieurs idées. Déjà, le problème principale c'est la famine. Forcément, les gens sont pauvre et n'ont pas de quoi se payer à manger. Et je ne sais pas si vous en avez conscience mais, rien qu'au palais, je vois toujours passer un certain nombre de déchets de nourriture à peine touchée ! Alors je m'étais dis que, peut-être... Au lieu de jeter tout ça il faudrait peut-être le redistribuer ?

Ma manière de parler n'était certainement pas noble et j'étais en train de me demander si j'étais vulgaire. Mais tant pis. Maintenant que j'étais lancé, autant continuer !

- L'idée suivante concernerait plutôt la... Protection des habitants ? Beaucoup sont dans des situations invivables et n'ont pas la possibilité d'en sortir surtout que personne ne fait attention à eux. Je ne demande pas de tous les prendre en charge mais simplement de... Les aider un peu ? Je ne sais pas trop par quel moyen...

Ça c'était quelque chose qui me touchait directement et ça se voyait peut être à cause de ma nervosité et de mes hésitations. J'avais pensé à ma mère quand j'avais décidé de parler de ça au roi. Franchement... il suffirait que quelqu'un trouve et menace ma mère de mort et je lui obéirais au doigt et à l'oeil. J'avais plutôt intérêt à me débarrasser rapidemment de cette faiblesse. Mais... pour l'instant je ne pouvais pas. La culpabilité, la peur et les regrets étaient ancrés trop profondément en moi. Peut-être que quand je l'aurais retrouvé et aidé je pourrais enfin me débarrasser de toutes ces émotions ? Je n'osais même pas penser à ce qu'il se passerait si elle était déjà morte... Pour une fois que j'étais sérieuse... Varda et les autres Manteaux Blancs n'en croiraient pas leur oreilles si on leur racontaient la manière dont je m'étais comporté ici. Même les Gardes noirs ne devaient pas avoir habitude de me voir comme ça...

Le sourire de la jeune Manteau Blanc était travaillé, il n'y avait pas à dire. N'importe qui d'autre que Lioffel se serait même certainement laissé berner par ce masque de certitudes qui le composaient. Mais pas lui. Lui, il était passé maître dans l'art de détailler le visage - et les émotions - de ses interlocuteurs. Et c'était pour pouvoir les détailler parfaitement qu'il avait ordonné que tous les masques soient délaissés à l'entrée.

Sur le visage de cette jeune femme-là, il voyait de la nervosité. Et quelque chose qui ressemblait à des regrets. Bien. C'était intéressant. Quelle genre de nervosité était-ce ? et quels genres de regrets ? Il avait huit minutes pour en apprendre plus. Il faudrait se montrer rigoureux et ne pas perdre de temps en conversation inutile.

L'entrée en matière de son interlocutrice fut pour le moins... surprenante. Bien loin de le choquer, cependant, elle le fit rire. Bon, eh bien, déjà. Qui débutait une entrevue royale par de tels mots ? Oh, nul besoin d'être devin pour comprendre alors que l'étiquette n'était pas son fort. Un grand dommage quand l'on faisait partie de l'unité la plus prestigieuse du royaume. Il trouvait cela fort regrettable. Quelle image était donc donnée des célèbres Manteaux Blancs ? Il avait même entendu dire que la Dragonne blanche avait dansé, saoule, sur la table d'une vulgaire taverne. Répugnant. Mais qu'importe.

Lioffel afficha sur son visage une expression affable. Un sourire aimable, une posture détendue, mains croisées sur le ventre. Même la position de ses doigts les uns par dessus les autres était savamment étudiée. Ne rien laisser au hasard. Jamais.

- Je vous écoute.

Autant dire, sans se cacher, que Lioffel se fichait pas mal de ces opérations altruistes qu'elle venait lui proposer. Pour un roi, c'était fort pratique, tous ces pauvres gens. Des gens facilement sacrifiables, dont personne ne se souviendrait jamais. Comme ce Nathanael. Pourquoi donc aurait-il voulu supprimer la misère des rues ? Il y en aurait toujours, alors autant la mettre au service de ses intérêts ? Sans compter que vu la tournure que prenait la soirée, il aurait d'autres chats à fouetter. Pourtant, il n'en laissa rien paraître.

- Je trouve ce que vous me dites là est particulièrement attristant et je vous sais gré de venir me tenir au courant des malheureux qui se pressent dans les rues... Malheureusement, mon temps est déjà bien chargé, je suis certain que vous comprenez ma position : votre travail n'est pas de tout repos ! Mais que diriez-vous que je vous donne les autorisations nécessaires pour organiser vous-même ces actions humanitaires ?

C'était une sorte de promesse. Une promesse qui ne serait pas tenue, cela allait sans dire. Mais quels moyens avait-elle de le savoir ? Aucun. Le véritable secret n'était pas d'être digne de confiance, c'était de donner l'impression de l'être. Le monde n'était qu'illusion. Alors maîtriser les illusions, c'était maîtriser le monde.