| | Avide lionne | Plusieurs jours avant le bal au palaisLa pluie avait nettoyé les tuiles d’un vacarme percutant toute la journée, débarrassant le ciel de nuages orageux, et au soir, le soleil agonisant mettait des paillettes dans chaque goutte résistante, petites étincelles aux couleur fugitives et irradiantes. A l’orée de l’antre commerçante lioffeloise, une haute demeure aux toits pointus et aux pierres épaisses arborait l’insolente élégance de sa façade alambiquée et travaillée. Une grille noire en gardait l’entrée, des jardins touffus en ornaient l’arrière. Et au milieu de cet étalage luxueux de dentelle pierreuse, se trouvait un vieux bâtiment, comme coincé, entre la maison et l’étang du jardin. La toiture s’affaissait par endroits, les fenêtres s’étoilaient de bris de verre, de poussière, de vieilles tentures rouges déchirées et de toiles d’araignées. C’était un vieux théâtre, perdu dans l’ombre presque menaçante de la demeure, qui avait la particularité d’être ouvert par une porte cochère sur une venelle adjacente et discrète, et de donner sur le jardin privé. Un passage utile, puisqu’on ne pouvait deviner, de l’extérieur, que les actes de propriété des deux bâtiments si différents étaient signés du même nom. Derffel. Un puits de lumière, créant clair-obscur dans le théâtre, tombait sur la scène comme un projecteur. Depuis une loge en contraste avec le reste par le confort qu’elle laissait voir, agenouillée contre le rebord, Clémence regardait la lumière s’éteindre, la tête sur les mains avec ses grands yeux noirs pensifs. - J’allume les bougies, fit une voix derrière elle. Elle jeta un regard par-dessus son épaule nue. Non, décidément ce n’était pas une loge comme les autres. Elle était large et profonde, empiétant sur d’autres. Les sièges avaient été retirés pour installer comme une chambre pourpre. Le sol était recouvert de tapis moelleux et de coussins. Sur une table trônait une corbeille de fruits appétissants, à côté d’un plateau de gourmandises. Une carafe d’un vin incarnat se devinait derrière la feuille de vigne d’une grappe de raisins verts et deux coupes en cristal étaient tombées au pied de la table. En face de la table, des matelas étaient empilés pour former un lit, où des draps froissés témoignaient d’un après-midi agité. Au milieu de tout cela, un homme blond, en bras de chemise craquait une allumette pour embraser les mèches des candélabres. - Attends ! ordonna Clémence. Ses yeux revinrent vers la scène en contrebas. Elle posa son menton au creux de son coude, et arborant une moue coquette, elle regarda s’éteindre les derniers vestiges du jour. Il s’agenouilla à ses côtés et caressa doucement son dos jusqu’à la chute des reins, couverts d’un drap blanc. - Tu ne m’as toujours pas dit pour ce X mystérieux. Elle n’avait plus son spectacle préféré de lumière dansante et poussiéreuse sous les yeux, elle reporta donc son attention sur l’amant du moment. - Et pourquoi te l’aurais-je dit ? demanda-t-elle, taquine. Il se pencha, fasciné par ses lèvres, mais elle se déroba et alla ramasser les coupes tombées, qu’elle remplit de nouveau. Elle grignota un biscuit sucré pour calmer un peu son ventre affamé et se désaltéra d’une longue gorgée. Il la rejoignit, attrapa son poignet sur lequel il fit courir de longs doigts fins, qui se déplacèrent jusqu’à ses épaules. Elle se retourna pour lui faire face. - Je suis très curieux, insista-t-il. - Voyez-vous cela. S’il pensait qu’elle allait lui raconter sa vie par le menu détail, il repartirait vite, et déçu. Même les mieux placés pour savoir certaines choses, ne les savaient pas. - Tu ne souris jamais. Il était beaucoup trop bavard. Elle l’attrapa par le menton et l’embrassa longuement. Avec un peu de chance, il oublierai toute ses questions pour la prochaine heure.
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| | Humble et honnête commerçant | Dans l'espace de la scène, une série de claquement résonna en un écho envahissant. Puis, le froissement lourd du velours alors qu'un homme écartait le restant de rideau malmené à la couleur passée qui s'accrochait au plafond vaillamment, donnant encore à la scène un semblant de son prestige passé.
Masqué par l'ombre de la nuit presque tombée, la silhouette noire de l'homme se dirigea vers le halo où venait de mourir la lumière du jour, laissant place au vague scintillement de la nuit. D'une voix sombre et vibrante l'homme entonna des mots qui, en un autre temps, eurent sied à un tel lieu. Accentuant volontairement l'emphase de sa tirade avec sérieux, il singea la volonté d'un acteur à transmettre une émotion dans un sur-jeu maîtrisé et volontaire. Tout en ne pénétrant qu'à moitié dans le halo de lumière nocturne, masquant son visage et accentuant les ombres de ses rares mouvements.
Seigneur, puisqu'une fois, en prince affable et doux, Laissant d'où je me trouve envisager ta gloire, Tu daignes demander comment tout va chez nous; Et que d'ailleurs, si j'ai mémoire,
Loin d'exciter en toi le plus léger courroux, Ma personne eut souvent l'heureux don de te plaire; Me voici près du trône, au milieu de tes gens. Pardon, je suis désobligeant
Et si par grand malheur je m'en voulais mêler, Mon pathos te ferait bien rire ... Supposé toutefois que cela pût aller Avec ta dignité de Sire.
Que ce reflet céleste empreint sur ton visage! On le nomme passion mais, par un sort fatal, Le malheureux n'en a fait usage Que pour ravaler ton image
A l'état de pur animal.
A ces mots, l'homme termine son avancée dans l'éclat vaguement lumineux du puits de lumière. Et salua en souriant. Le sourire de quelqu'un se sachant pertinemment chez lui, maître en son domaine. Et, orgueilleux, le sourire de quelqu'un déjà fier par avance de l'effet de ses actes, sans même avoir à en connaitre la portée.
Il savait qu'elle se trouvait là. Et s'il était là lui-même, c'était à sa rencontre. Alors il eut été impoli de sa part de ne pas manifester sa propre présence, au risque de la surprendre. Comment mieux se manifester qu'en faisant référence à l'une des pièces qu'ils avaient vu ensemble. Cela remontait à loin, et Shanniv ne fit pas l'effort mental de tenter de se souvenir de tout ce temps passé. Vis à vis de certaines personnes, le temps n'a pas d'importance. Et il savait qu'elle en saisirait toute la substance.
D'ici quelques instants, il rejoindrait la loge qu'il connaissait bien. Mais à l'instant, à travers l'obscurité, il cherchait à repérer ce regard qu'il connaissait si bien dans les méandres de la loge. |
| | Avide lionne | Son amant l’enlaçait déjà avec l’évidente intention de l’entraîner vers la couche. Au moins ne déblatérait-il plus ses insipides propos. Des coups vibrants les interrompirent. Ils restèrent une seconde, là, au milieu de la loge, figés dans leur étreinte, puis Clémence repoussa sans ménagement l’homme blond, se drapant de la couverture blanche tombée à ses pieds, tandis que le rideau de la scène en contrebas dévoilait le spectacle flou d’une silhouette sombre et imposante. La femme s’approcha du rebord, le sourcil froncé et prête à la colère. Qui osait venir perturber le cours de son plaisir ? Elle fouilla des yeux l’obscurité. Où s’arrêtait la silhouette ? où commençait-elle ? tout n’était qu’ombre et ténèbres. Elle interrompit d’un geste impérieux la question qu’elle sentait naître sur les lèvres de l’homme blond. Il était déjà derrière elle et se penchait en avant, spectateur insouciant et curieux, pour surprendre celui qui surprenait. - Qu… - Shhh… Regard noir à l’appui, elle le fit reculer d’un simple coup d’œil. La vibration d’une voix sortie de la nuit fit courir un frisson sur l’échine de Clémence, qui reconnut les mots à leur première résonance. Elle écouta. Hésitant entre la colère et une volonté d’indifférence. Shanniv savait très bien qu’elle était ici et chacun de ses mots, bien qu’ils soient ceux d’un autre, étaient pesés, choisis, et portaient vers la loge leur matière à peine voilée derrière le masque du théâtre. Il était bon en diable. C’était horripilant, présomptueux et d’une insolence délicieuse. Clémence se serait décidée pour l’indifférence affable, si les derniers vers du prince des ténèbres n’avaient pas été les plus moqueurs du monde. Elle se détourna vivement de la scène où il saluait. Son amant penché sur la rambarde recula vivement en reconnaissant l’auteur de cette intrusion. La pâleur de son visage n’avait d’égale que la fureur maîtrisée de Clémence. - C’est ton mari qui est en bas ! Elle ne répondit rien et se contenta d’engloutir d’un coup le contenu de sa coupe. - Il va me mettre en pièces ! Où alors, pire ! me demander un duel … qu’est-ce que je vais faire ? Clémence, s’il-te-plaît, dis-lui que …que… c’est pas de ma faute … ! Elle lui jeta un regard méprisant, puis lui désigna le lit. - Va te coucher, et tais-toi ! Après cela, elle était certaine que ce blond sans courage ne remettrait plus jamais les pieds ici. Non seulement parce qu’elle ne l’y autoriserait pas, mais aussi parce que c’était un lâche. Shanniv pouvait faire peur, mais pour en arriver à ce degré de couardise, il fallait n'être digne d’aucun intérêt. Et surtout pas du sien. Elle remplit une nouvelle coupe de vin et alla au bord de la loge, d’où elle éleva la coupe vers son mari, comme une spectatrice rendant hommage à un excellent acteur, avant d'y tremper les lèvres. Mais ces yeux, s’il pouvait les voir, démentait ce geste flatteur, par leur fixité. Que fais-tu ici, Shanniv ? Dans un instant il serait là, à la porte, juste derrière elle. Et elle lui poserait la question de vive-voix. C'était sa loge. |
| | Humble et honnête commerçant | L'hommage fit mouche. Le regard, lui, se perdit. Trop d'ombre.
Dire que Shanniv connaissait pleinement cette femme eut été présomptueux. Parfois il caressait cette idée, mais sans être dupe. Il eut été naïf de penser que cela impliquait qu'il ne la connaissait pas du tout. Et qu'il n'étais pas capable de sentir chez elle ces petits changements d'attitude qui, tout à la fois la rendait si particulière, et si désirable.
Ce théâtre était un des jouets du couple Derffel. Un désir que Shanniv avait voulu posséder, et dont il s'était rapidement désintéressé pour tout autre chose que son aspect grandiloquent. Il n'aurait su mettre de date ou de souvenir sur le moment où ces lieux s'étaient retrouvé les siens, à elle.
Profitant de cet instant de complicité avec la silhouette blanche avant la joute qui allait suivre, Shanniv eut un sourire sincère en la regardant. Il connaissait ces traits, ce port d'épaules qui ne savait lui cacher la fierté de cette femme, ses tensions, ses certitudes. Ou sa colère. L'arrivée de son époux semblait apprécié à sa juste valeur. Elle allait mordre.
Calmement il se dirigea vers l'escalier qui lui permettrait de la rejoindre.
De toutes les choses qu'un impatient puisse apprendre de l'attente, la seule que Shanniv avait retenu était indubitablement ce sentiment jouant entre la folie et la crispation, ce moment où l'on est forcé d'attendre les dernières seconde. Le moment où l'on goutte l'instant qui va suivre avant même qu'il n'ai commencé. Il avait appris à en jouer, à l’apprécier, et à l'utiliser pour chatouiller la patience des autres. Juste pour le plaisir d'aiguiser leurs sens et leurs appréhensions. Oh, elle le connaissait sans doute trop bien pour être vraiment sensible à cette ruse, mais ne pas la lui imposer serait revenu à ne pas la prendre au sérieux. Et quelle bonne excuse pour, lui-même, profiter de cette instant là, et sentir d'avance le parfum de sa femme.
Alors c'est d'un pas maîtrisé qu'il emprunta l'escalier, l'écho de son avancée s'appropriant les lieux.
Il arriva devant la porte de la loge. Et bien sûr, il ne frappa pas avant d'ouvrir. Il attendit d'avoir ouvert grand la porte, pour frapper trois coups sur ce bois devenu inutile.
Toc. Toc. Toc.
Alors qu'il frappait, ses yeux se nourrissaient de ce qu'il voyait. Il ne s'en cachait pas. Et il ignorait volontairement, et totalement, l'être sans importance enfoncé dans le lit. Ce qui n'était pas difficile, elle l'éclipsait totalement. Une odeur de vin, de chaire chaude et de vague poussière. Et son parfum à elle. Shanniv se mordit la lèvre.
- Ma Dame, il vous faut m'inviter à entrer. Comme tout démon, je ne peux passer sans votre accord le chambranle de votre ... chambre ... Chaque mot était ironique, piquant et joueur. Sauf les premiers. "Ma Dame". Elle était, légalement et aux yeux de tous, sa Dame. |
| | Avide lionne | Il était satisfait. Quoiqu’il ait voulu en récitant ces vers, il semblait l’avoir obtenu. Ce sourire épanoui sur le visage d’ombres en témoignait. Clémence le vit prendre le chemin de la loge de son pas sûr, la silhouette remontant la poussiéreuse allée centrale, trop lentement à son goût. Il lui laissait encore quelques instants de répit. Elle perdit son regard dans l’hémicycle d’abandon autour d’elle. Les fauteuils crevés, les velours mités, le bois dévoré de l’intérieur. Il y avait, en fonction des jours et des heures, des relents de moisissure dans l'air humide. Depuis quand n’était-il plus venu là ? Elle se croyait seule sur ce territoire à présent, comme si un accord muet avait été passé entre eux. Se méfier des accords tacites. Elle fit teinter un ongle sur la paroi du verre, méditative. Le froissement des draps attira son attention. Celui qu’elle avait choisi pour se détendre cet après-midi refermait autour de lui, comme un bouclier, les draps blancs. Vaine tentative. Clémence imagina Shanniv le balancer par-dessus la balustrade. Mais il n'avait jamais témoigné la moindre once de jalousie. Ce ne serait pas différent cette fois-ci. Clémence lui tourna le dos, guettant d’une oreille le pas conquérant qui gravissait les degrés de l'escalier, un à un. Un pas attendu, mais redouté aussi. Parce qu’en la présence de cet homme-là, il y avait toujours quelque chose qui lui échappait. Elle devait lutter contre lui et contre elle-même pour ne pas céder face à l’imposante présence. Elle posa le verre sur la table et se souvint en voyant ses doigts qu’elle avait enlevé l’alliance d’argent. Elle l’enlevait toujours quand elle venait ici, la laissait dans un écrin, dans sa chambre. Ses amants entraient chez elle, pas chez Mr. Derffel. C’était sa manière à elle de le leur signifier. Ils ne le valaient pas. A moins que d’un autre côté, ce soit une façon de se libérer, quelques heures, jamais définitivement, de lui. Elle ne savait pas s’il s’en était rendu compte. Elle caressa l’endroit nu, habituellement encerclé d’argent. Il était là, juste derrière la porte. Son pas s’était arrêté, et elle l’imaginait sans peine derrière, dans l’obscurité qui semblait l’accompagner toujours. Elle craqua une allumette dans un geste sec, comme pour conjurer cette obscurité qui allait entrer là avec lui, par un peu de lumière. Allait-il frapper ? Non, il l’avait déjà fait, en bas, sur l’estrade. Quand il ouvrit la porte, elle avait allumé deux chandelles sur un candélabre qui en comptait sept, et la flamme faisait briller son regard, où la colère ne s’était pas éteinte, à peine atténuée par l’attente. Elle avait cela de plus que lui au moins : la patience. Chaque coup toqué sur le vieux bois la fit frissonner, comme si un courant d’air froid passait soudain sur na nuque. Les chandelles étaient toutes allumées quand elle s’autorisa enfin à le regarder. Elle ne baissa pas les yeux devant les siens. Il regardait toujours comme s’il était le maître de tout ce qui l’entourait, ou comme s’il s’apprêtait à le devenir. Elle en vint à douter d’être la maîtresse de la loge. Mais elle l’était incontestablement, puisqu’elle l’avait fait aménager, et qu’elle se tenait là, bien droite, au centre, comme une hôtesse accueillant un invité imprévu. Accueil un peu froid au demeurant. Dans le lit, là-bas, le blond n’osait pas bouger. - Ma Dame, il vous faut m'inviter à entrer. Comme tout démon, je ne peux passer sans votre accord le chambranle de votre ... chambre ... Encore ce frisson qui la parcourait. Elle posa le candélabre sur la table, renversant au passage la coupe de son amant, vide heureusement. Elle devinait le sourire dans sa voix, tout cela l’amusait, n’était qu’un jeu. Et c’en était un, en effet, et il était déjà parti dans les mots de l’esprit. Sa politesse était une espèce d’ordre déguisé. Il entrerait de toute façon, invitation ou non, démon ou non. Et il n’hésitait pas à lui rappeler son statut d’épouse. Elle dissimula sa main gauche dans les plis du drap qui la couvrait et prit un ton désinvolte pour lui répondre, sur un plan beaucoup plus terre-à-terre : - Avant d’entrer, enlevez vos chaussures, mon cher. J’ai fait battre les tapis, hier, je ne voudrais pas qu’ils soient maculés de boue tout de suite, il a tellement plu aujourd’hui… Elle reprit la coupe de vin pleine qu’elle avait posé plus tôt, sans la porter à ses lèvres, et la tint, attendant, à hauteur de son ventre. Voilà, de cette façon elle s’assurait qu’il entrait sur son territoire, et qu’elle était véritablement chez elle dans cette loge. |
| | Humble et honnête commerçant | Les yeux de Shanniv se plissèrent de défi. Elle venait de jouer le même jeu que lui, et il se retrouvait contraint d'attendre qu'elle finisse d'embraser ses chandelles avant de lui offrir son attention. Il n'était pas patient. Attendre ne l'amusait pas. Et dés les premières pointes de lassitude, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir à un moyen d'agir, en un sens ou un autre. Elle le savait, bien sûr. Et elle excellait plus que lui au petit jeu de la patience frustrée. Mais il entrait sur son territoire. Même s'il en ignorait le comment, et le quand, il ne remettait pas en question la légitimité de Clémence sur ce lieu. Sacrifier sa patience et recevoir la froide colère de son épouse quelques instants était la moindre des politesse.
Et une politesse loin d'être désagréable. Observer le dos de son épouse n'avait jamais été désagréable pour Shanniv. D'où il était, il pouvait presque sentir la chaleur de ces épaules entre ses mains. Le drap serré autour d'elle lui soulignait les hanches, laissant toute liberté à l'imagination, et aux souvenirs. Ce n'était pas la première fois qu'il la trouvait en compagnie plus ou moins charmante. La jalousie lui était un sentiment étranger. Il n'avait pas peur de la perdre. L'envie par contre ... lui était parfaitement connue. Et c'est l'envie qui dilatait actuellement ses pupilles.
Shanniv ne manqua pas de remarquer le geste de la main de Clémence qui entortillait le tissu autour de ses doigts. Mais il n'en compris pas la teneur, attribuant ce geste à de la nervosité et non de la cachotterie.
- Avant d’entrer, enlevez vos chaussures, mon cher. J’ai fait battre les tapis, hier, je ne voudrais pas qu’ils soient maculés de boue tout de suite, il a tellement plu aujourd’hui …
Shanniv entra donc dans la loge. Naturellement, et sans enlever ses chaussures. Avait-elle seulement imaginé qu'il céderait à une telle demande ... ?
De nouveau, des fragrances de parfum fiévreux lui parvinrent, poussant sa mâchoire à se serrer. Contenir ses émotions et maîtriser la situation avaient, depuis toujours, fait partie de ses plaisirs. Mais malgré tout, il avait conscience que ses appétences étaient transparentes. Cela ne le gênait pas. Cacher ses désirs ne l'intéressait pas.
Mais ce n'était pas le temps du désir. Par contre, dire que ce n'était pas le lieu eut été mentir.
Il s'approcha de sa femme. La composition de la loge offrait tout l'espace qu'on pouvait désirer, alors ce ne pouvait être qu'à dessein que Shanniv s'approcha d'elle plus que nécessaire, mordant son espace vital.
- Vous me pardonnerez cette interruption. J'ai besoin ... Il s'arrêta. Il n'avait pas besoin. Il avait envie. ... d'un service. De sa veste, il sortit une enveloppe au sceau royale. A l’intérieur se trouvait l'invitation de Clémence au bal donné en l'honneur de l'anniversaire de sa Majesté. Shanniv présentait la lettre, sans toutefois la tendre à son épouse. - Votre invitation vient d'arriver. Je venais vous prévenir que je préfère que vous vous absteniez de vous rendre à ce bal. Le visage de Shanniv se montrait fermé. C'était là le visage de quelqu'un ayant fait un choix, et non celui de quelqu'un demandant un service. Pour la première fois il eut un regard vers le lit si mal peuplé - ce n'est pas parce que la jalousie lui était étranger qu'il devait nourrir la moindre estime pour cet ersatz d'homme - et il se tus. Shanniv ne se justifiait que rarement. Et plus rarement encore en présence d'indésirables à ses yeux.
Il s'avança un peu plus vers elle, se penchant pour poser la lettre sur un petit meuble aux côtés de sa femme. Il est évident qu'il n'y avait aucun, absolument aucun, autre meuble que celui si proche des hanches de Clémence, où il aurait pu poser cette lettre. Et si sa main frôla sans doute le tissu, il n'y eut rien de plus.
Il en profita pour lui dire d'un ton complice. - Il vous faudra prévenir sa Majesté de cette décision |
| | Avide lionne | Les doigts de Clémence blanchirent aux jointures autour du pied de la coupe. Ainsi Shanniv entrait comme si la fin de sa phrase c’était noyée dans le néant. La frustration de n’être pas obéie n’eut pour effet que d’augmenter davantage le sentiment qu’il se moquait éperdument d’elle, et les braises de colère qui rougeoyaient au fond de son regard s’agrandirent en flammes. Sous les derniers plis du fin drap qui la couvrait ses orteils nus se crispaient fébrilement, perdus dans les moelleux replis des tapis. Elle avait envie d’aller à sa rencontre et de le gifler pour cette impudence, mais ce serait une erreur. Et d’un autre côté, tout son corps lui criait qu’il fallait reculer pour qu’il ne l’atteigne pas. Sa volonté déterminée, la fit rester immobile au milieu, hanche à la table, son poing gauche refermé rageusement sur lui-même. Elle lisait dans ses yeux et dans son air sombre la partition d’une musique qu’elle avait déjà écouté, d’autres soirs avec lui, et elle savait que c’était l’un de ses plus grands atouts sur cet homme qui avait assez de force pour ignorer ses mots. Les notes du désir qu’il concevait pour elle. Elle occulta la présence du blond, pour se concentrer sur l’avancée inexorable de Shanniv sur elle. Est-ce qu’il était venu simplement pour elle ? elle en doutait, il ne lui ferait jamais une telle satisfaction. De même qu’elle ne lui permettrait pas de s’imposer à elle, ici, devant un idiot de surcroît. - Vous me pardonnerez cette interruption. J'ai besoin ... d'un service. Encore cette façon déguisée de donner des ordres. Si la coupe avait été de cristal, le verre se serait brisé sous la pression des doigts de Clémence. Elle se contenta de le toiser, menton relevé fièrement. Puisque tout ce qu’elle pouvait dire ne lui ferait ni chaud ni froid, inutile qu’elle prononce un mot. Au moins eut-il la décence de ne pas trop faire traîner le moment. Son regard suivit la main de son mari dans la veste noire, et la vue du sceau alluma une étincelle d’intérêt dans ses prunelles noires, qui compensa un instant la colère. Mais elle ne fit pas un geste pour prendre la lettre. - Votre invitation vient d'arriver. Je venais vous prévenir que je préfère que vous vous absteniez de vous rendre à ce bal. Une exigence, encore. Après son refus d’ôter ses chaussures, elle n’allait certainement pas accepter ! Voilà quel fut le premier mouvement de l’esprit de Clémence. Et puis d’autres rouages se mirent en route. Non, le simple esprit de contradiction n’était jamais bon. D’abord comprendre, ensuite aviser. Mais elle le vit tourner le regard vers le lit et suivant elle-même le cheminement de la pensée, comprit qu’il ne serait question de rien ici. C’était comme l’échange qu’ils avaient eu plus tôt, lui sur la scène, elle au balcon. Ils se comprenaient. A moins que ce ne soit un stratagème de Shanniv pour lui faire avaler plus facilement la pilule. Non. Elle exigerait des explications, et il s’en doutait. Elle règlerait donc cette histoire au dîner. Bien. Mais que faisait-il encore là, alors ? Elle ne le quittait pas des yeux, surveillant le moindre de ses gestes, mais muette par défi. Pour l’instant. La proximité qu’il lui imposait mettait ses nerfs à rude épreuve. Lorsqu’il se pencha encore, elle comprit qu’il jouait toujours. La raison du prétexte était limpide, elle se lisait dans ses yeux depuis qu’il était entré. Il jouait sa partition. Pourquoi sinon déposer si près d’elle, à l’effleurer, une lettre censée ne jamais lui être d’une quelconque utilité ? Un bref instant, alors qu’il se redressait, leurs regards se quittèrent. Il en profita pour lui dire un dernier mot, elle en profita pour respirer les effluves de cuir et de sel qu’elle s’était interdit d’apprécier depuis son entrée. Il fallait rompre le silence. Et la proximité. Elle recula d’un pas de la façon la plus naturelle possible, comme si elle ne s’extrayait pas d’une influence prégnante. Elle changea son verre de main, en lui tournant le dos et caressa de sa main droite le papier de l’enveloppe, encore tout chaud du corps de Shanniv. - Le dîner est servi à 21h. La tension était un peu retombée. Une brève trêve avant le repas annoncé. Clémence goûtait d’avance le plaisir qu’elle en aurait. Elle trempa ses lèvres dans le vin, il avait gardé toute sa fraîcheur. Elle jeta un œil par-dessus son épaule et leva le verre. - En voulez-vous ? Au fond du lit, l’amant ne comprenait rien, sinon qu’il s’était fait avoir quelque part. Où ? mystère… |
| | Humble et honnête commerçant | Cette invitation à partager un verre était tentante. Avec un air satisfait, Shanniv s’apprêtait à répondre. Il avait volontairement posé sa demande dans un contexte où Clémence ne serait pas à même de lui dire non facilement, et elle avait élégamment esquiver ce problème. Il s’apprêtait à saisir le verre vide sur la table pour trinquer de loin, et partir, la laissant pour quelques heures encore avec son mignon.
C'est alors qu'une ombre passa dans son regard, cassant son attention et son flegme indu. Et durant un instant, les sourcils de l'homme sombre se levèrent de surprise. Avant de devenir dur.
Sous un masque de visage rigide, l'esprit de Shanniv passa soudainement du calme maîtrisé au chaos de cris et de geste violents. Pas vis à vis d'elle. Jamais il n'aurait insulté ou levé la main sur son épouse. Leur relation était sur un autre plan. Une acceptation totale de l'autre. Et même au plus profond de la colère, Shanniv n'aurait pu concevoir lui faire du mal.
Le blondinet par contre prenait soudain une place que Shanniv ne lui accordait pas. Et l'espace d'un instant, il imagina son corps d'éphèbe ridicule se fracasser sur le sol bosselé du rez de chaussée. Aux yeux de Shanniv, l’existence de cet homme n'avait toujours aucune importance. Mais s'il ne pouvait se résoudre à la haïr elle, toute sa rancœur immédiate se dirigeait vers lui.
Clémence venait de lever haut son verre. Et dévoilait, juste devant les yeux de son époux, une absence à son doigt qu'il n'avait encore jamais remarqué. Et qui le heurtait. La plupart des symboles et des honneurs ne valaient rien pour Shanniv. Mais cet honneur là, ce symbole là ... avait pour lui une importance cruciale. Et, pour le blondinet, une importance vitale.
Il n'eut que quelques mots à l'attention de cet homme. - Monsieur. Dans cinq secondes, vous ne serez plus là. Ou je vous briserais. La menace était simple. Et les mots furent prononcés avec détachement et certitude, toute l'autorité naturelle de Shanniv transpirant dans ces quelques syllabes..
Cinq Entre autre raison, si Shanniv avait choisi de ne pas attendre le retour de sa femme lorsque le coursier avait apporté les invitations royales, c'était en partie parce qu'il savait qu'elle ne serait pas seule. Et qu'elle ne lui tiendrait pas tête devant un invité.
La présence de cet invité était maintenant une irritation, et elle allait se résoudre immédiatement, d'une manière ou d'une autre.
Quatre. Pour Shanniv, le décompte n'avait même pas à se terminer pour qu'il gomme l'existence de l'homme. Clémence lui tournait le dos. Elle ne pouvait voir les yeux de son époux. Ses yeux qui disaient, silencieusement, "Ne t'avise pas de dire quoi que se soit tant qu'il est là. Tu perdrais beaucoup." La main droite de Shanniv se posa sur la balustrade du balcon. Proche de son épouse, la privant de sa retraite.
Trois. Le décompte était, évidemment, pour l'homme blond. Mais aussi pour Clémence. Surtout pour Clémence. Froid, tranchant, la main gauche de Shanniv venant saisir un des pans du drap couvrant son épouse. Au doigt de Shanniv, un simple anneau d'argent brillait, poli à force de frottements.
Deux. Le décompte arriverait vite à son terme. Enlaçant presque son épouse, le visage de Shanniv se trouvait désormais tout proche de sa nuque dénudée. Ce froid décompte gagna en chaleur et en mordant.
Un. Cette fois, c'est sur la hanche de son épouse que la main gauche vint se poser. Fermement. Assez crispée pour froisser le tissu blanc entre ses doigts.
Zero. Shanniv avait retrouvé son calme. Peut-être le décompte était-il finalement un peu pour lui. Sa main posée sur la hanche de Clémence resta crispée un instant un peu trop long. Shanniv avait prévu de la retirer dés la fin de son décompte. Mais soudain, la sentir si ... proche ... rendait la tâche difficile. Il envisagea même ...
Non. Il se détacha de sa femme. Et s'éloigna d'elle. A son tour, il lui tourna le dos, prêt à partir. Son expiration longue ne put cacher l'effort qu'il venait de faire. De nouveau, il laissa involontairement traîner l'instant.
Il retrouva - presque - son ton désinvolte. - 21h. J'ai hâte d'y être. Il ignorait si elle avait compris son geste, sa tirade. Elle devait être plus fâchée encore. Shanniv arma un pas en avant. Il n'avait pas besoin d'expliquer sa colère. Ils se connaissaient trop pour qu'elle n'ai pas compris. Expliquer, justifier, n'était pas utile entre eux. Et il n'avait pas besoin de ... de ...
- Vous avez oublié notre alliance. Immediatement, il regretta ses mots. Pas longtemps. Les regrets sont des poids dont Shanniv ne s'encombrait pas. Il secoua la tête. Et se décida à franchir la porte. |
| | Avide lionne | Shanniv ne refusa pas. Cela lui fit plaisir. Elle reporta son attention sur les lieux, qui entretemps avaient définitivement plongés dans une obscurité opaque. Des restes de dorure captaient encore la lumière des bougies, scintillements éphémères. Elle réfléchissait déjà à la manière dont elle procéderait pour le dîner. Sa colère était retombée. Et puis, elle trouva étrange de ne pas entendre le caractéristique glouglou du vin. Il s’appelait Bovinois. Charles Bovinois. C’était le fils d’un marchand et il avait présomptueusement songé qu’il pourrait se faire aimer de Clémence. Il ne tremblait plus, la peur l’avait quitté et il était fasciné. Plongé dans l’obscurité du lit, il se sentait protégé. Et d’ailleurs la seule personne qu’il pensait être un danger pour lui – Shanniv Derffel – ne semblait pas se préoccuper de sa présence. Alors il s’était assis au bord de la couche, et observait, curieux, le couple, comme on regarde au théâtre les tribulations d’amants maudits. Elle avait proposé un verre à Shanniv. Allait-il donc encore rester longtemps ? Il était clair qu’elle ne voulait pas de son mari ici ! Le côté bravache de l’amant certain de ne rien craindre, reprenait le dessus sur la couardise. Pour un peu, Charles se serait prêté des vertus chevaleresques et il aurait bouté Shanniv Derffel hors de la loge. Exploit dont il se serait fort bien vanté par la suite. Mais ce n’était que châteaux en Nallyp que tout cela. Une petite menace et le château s’écroulait. Charles mit très exactement une seconde à comprendre que les yeux du mari le transperçaient malgré l’obscurité et que c’était à lui qu’il s’adressait. Par chance pour sa peau, la loge n’était pas grande. Il bondit sur ses pieds, prit ses jambes à son cou, s’emmêla dans les draps mais miraculeusement, il disparut à temps dans la coursive obscure, laissant seuls Clémence et son époux. Elle, avait voulu réagir aux premiers mots, ne comprenant pas la cause de ce revirement soudain alors qu’il semblait avoir accepté de partager un verre. Mais pas un mot n’avait franchi ses lèvres restées entrouvertes sur une interrogation muette qu’un bras venait fort à propos empêcher un déplacement de sa part. Impossible de se retourner sans se retrouver face à lui. Son souffle chaud caressait sa nuque, ses épaules, son parfum l’assaillit de nouveau, et il posa la main sur elle. Le geste était si inattendu que, de surprise, Clémence lâcha le verre de vin. Le contenu se répandit sur les tapis, silencieusement, et tâcha son vêtement improvisé. Cinq secondes. Le blond n’était plus là. Ils étaient seuls. Son cerveau ne cherchait plus à comprendre, focalisé sur une seule chose : la sixième seconde. Clémence le sentait encore derrière elle. Dans la main sur sa hanche, elle sentait une tension presque irrésistible qui réduisait à néant le tissu pour se communiquer à elle. Prête à s’abandonner, elle fit un geste pour poser sa main sur la sienne, comme dans un rêve. Mais la septième seconde la ramena à une réalité plus dure. Elle se retrouva seule face au vide théâtral, environnée d’un manque cruel et frustrant. Elle se retourna vivement, son nom sur les lèvres. - Shanniv. Il s’était arrêté à mi-chemin entre elle et la porte. - 21h. J'ai hâte d'y être. Clémence fronça les sourcils. Mais à quoi jouait-il ? Pourquoi avait-il chassé l’amant s’il ne voulait pas être le mari ? Elle déglutit, se tordit les doigts. Bien sûr, c’était justement ça le problème. - Vous avez oublié notre alliance. Il poursuivi sa route vers la porte et disparut à son tour dans l’obscurité. Clémence ferma les yeux et soupira. Puis elle s’appuya contre le rebord, comme pour reprendre des forces, et à mi-voix, face au vide noir : Et le charme de sa parole, et le serrement de sa main… … Mon cœur se serre à son approche ! Ah ! que ne puis-je le saisir et le retenir pour toujours ! Et l’embrasser à mon envie ! et finir mes jours sous ses baisers ! Elle non plus n’avait pas oublié la pièce. *** Clémence était assise devant sa coiffeuse. Sa femme de chambre muette lui relevait les cheveux après l’avoir aidé à enfiler, une fois n’est pas coutume, une robe noire. Elle avait pris un bain, avait rangé la lettre d’invitation sans l’ouvrir, et pensive elle faisait tourner entre ses doigts le simplissime anneau d’argent. La surface en était lisse et brillante, aucune inscription, ni décoration. Rien d’ostentatoire, ni de particulier en apparence. Et pourtant le bijou était tellement riche de symboles. Clémence l’enfila. Ce serait la première chose que regarderait Shanniv, indubitablement. Il ne pouvait pas croire qu’elle l’avait « oubliée » comme il lui avait fait remarquer plus tôt. On n’oublie pas ce genre de bijou. La domestique avait fini de la coiffer, elle sortit de la chambre. Clémence choisi une paire de boucles d’oreilles blanches et se leva. Elle s’observa dans un miroir en pied. Épaules et bras nus comme souvent, gorge dégagée et soulignée par le corsage. Pas de collier évidemment. Les colliers sont pour les chiens. De même que les bracelets. La jupe tombait autour d’elle, seyante. Il ne fallait rien de plus. Ah si. Le parfum. Des fragrances de lys et de jasmin. - Madame, le dîner est servi. La voix du majordome traverse la porte de chêne épaisse. Clémence range le flacon de parfum, sort de la chambre. - Prévenez monsieur, et faites servir le vin que j’ai pris cet après-midi, pour accompagner la viande. Le majordome s’éloigne. Elle ferme la chambre et descend à la salle-à-manger. Les lumières des chandeliers dansent partout, donnant à la pièce une atmosphère intime et chaude. La table est dressée pour deux. Au milieu un bouquet de roses orange et d’arum emplit l’air de ses effluves. La grande horloge indique 20h55. Clémence vérifie la disposition, la nappe blanche, les porte-couteaux, les serviettes. Finalement elle s’assoit et attend, portant de temps en temps la main à une boucle d’oreille. Le premier plat sera un velouté de potiron à la muscade. Clémence est affamée. |
| | Humble et honnête commerçant | A l'heure dite, la grande porte du manoir s'ouvrit. Un homme vêtu de noir bien connu de la maison entra. La pluie avait trempé son manteau long et son haut chapeau, et une odeur d'eau et de ville accompagna son entrée.
Aidé du majordome, Monsieur Derffel se défit de ses apparats gorgés. La pluie ne semblait pas être parvenue à percer ses défenses, à l'exception d'une mèche de cheveux retorse qui lui pendait devant le visage en goûtant doucement avant d'être balayée vers l'arrière par Shanniv d'un geste vaste. Et, par sa lenteur, peut-être par son aisance non calculée, ce geste si simple montrait à quel point il se sentait chez lui. La mèche retomberait bientôt sur son visage. Et il ne manquerait pas de la remettre à sa place. Il ne s'en inquiétait pas. Il savait, déjà, qu'à un moment où à un autre, il ne pouvait que parvenir à la faire tenir en place, là où il avait décidé qu'elle serait.
Depuis leur entrevue, sa tenue ne semblait pas avoir changé. Pourtant un œil avisé pouvait remarquer que la couleur du nœud refermant son col n'était pas la même. Et que l'odeur de son parfum était un peu plus forte que tout à l'heure.
De nombreux soirs par semaine, ils ne dînaient pas ensemble, l'un ou l'autre accaparé par leurs activités. Mais, de manière régulière, leurs soirées se voulaient communes. Tardives, mais communes. Shanniv ne se souvenait pas si l'un d'entre eux avait déjà dérogé à cette règle. Sans doute cela était-il arrivé bien sûr, il y avait si peu de choses sacrées à ses yeux. Et la Dame le lui rendait bien. Mais, malgré les entorses, il continuait à manifester son désir de voir se poursuivre ces soirées là. Elles ne tombaient pas toujours au bon moment. Et il eut été difficile de savoir si, ce soir spécifiquement, la soirée avait eut la malchance de ne pas se trouver au bon moment au bon endroit.
Remontant de nouveau la mèche rebelle qui venait de retomber devant son visage, et replaçant le col de sa chemise d'un tirement sec sur le tissu, il se jugea prêt. Et se dirigea vers la salle à manger qu'il connaissait tant. Les bougies offraient à cette scène toute la chaleur tamisée qu'il aimait voir chez lui. Une ambiance intimiste et envoûtante. Dans cette obscurité chassée par les candélabres, seuls les sources de son intérêt trouvaient son attention. Et se l'accaparaient pleinement. Un sourire se dessina sur ses lèvres en voyant les fleurs sur la tables. Leurs insinuations rendirent, l'espace d'un long instant, la douche froide de la pluie bien inefficace. Et Shanniv, grave erreur, en chercha le parfum dans la pièce. Il le trouva facilement, mêlé des nuances de lys et de jasmin. Ses pupilles s'en ouvrirent toute grande alors que ce parfum si connu s'installait dans son esprit. Comme s'il y était chez lui. Clémence était présente, et vêtue de noir. Et comme toujours, elle avait ce petit quelque chose au coin des yeux et des lèvres. Elle était en noir. Shanniv aurait aimé penser que le noir allait bien à Clémence. Mais il n'en savait rien. Lorsqu'il l'imaginait, la couleur de ses vêtements n'avait pas d'importance. Et ce noir faussait l'attention de Shanniv sur les épaules de son épouse. Et sur sa main. Gauche. Même s'il fit mine de ne rien remarquer, la présence de l'anneau lui suscita une respiration plus profonde que les autres.
En s'approchant de la table, Shanniv manipulait une fleur qu'il venait de cueillir. Encore humide, quelques gouttes d'eau perlaient sur ses pétales lorsque Shanniv la glissa à sa boutonnière en regardant sa Dame. Un jour, au détour d'une conversation, elle lui avait fait remarquer que, même pour elle, il restait vêtu de noir. Depuis, il s'amusait régulièrement à se parer d'un artifice en sa présence. Un artifice de couleur vive. Le coquelicot désormais à sa boutonnière le parait de son rouge intense. Ce soir il était d'humeur à porter du rouge.
- Ma Dame, j'espère ne pas vous avoir fait attendre.
En affamé de l'instant, Shanniv n'aimait pas la trivialité. Il éprouvait pour les règles une relation davantage duale. Il aimait les règles. Ceux qui n'aiment pas les règles se contentent de les violer sans sentiment. Il faut aimer les règles pour pouvoir jouer avec elle, les respecter, les courber, les rendre siennes. Pourtant cette fois, il avait fait l'effort d'être à l'heure. Puis, contrairement aux habitudes, Shanniv n'alla pas s’asseoir tout de suite. Et fasse le tour de la table. Pour se retrouver derrière Clémence. Il se pencha au dessus de son épaule droite, et posa sur la serviette blanche un autre coquelicot. Le fait qu'il profita de cet acte pour poser sa main sur la hanche de sa femme comme il l'avait fait quelques heures auparavant ne pouvait être qu'accidentel. Et comme il se doit, le geste ne dura pas. Juste le temps d'une inspiration de ce ... maudit ... parfum ... Et la sensation de la peau son épouse sous ses doigts.
- Je ne sais pas vous, mais je meurs de faim. Dit-il en se redressant doucement. Avant de regagner sa place.
Dernière édition par Shanniv Derffel le Sam 16 Mai - 18:52, édité 1 fois |
| | Avide lionne | 21h. La haute pendule sonna. Et la porte d’entrée s’ouvrit. De la salle à manger, Clémence l’entendit se refermer sur la rue, étouffant le bruit mouillé de la pluie battante sur le seuil. Dehors un roulement de tonnerre gronda, et les trombes d’eau semblèrent redoubler d’intensité sur les verrières. Dans le vestibule, le majordome souhaitait le bon soir à son maître et l’aidait à ôter le manteau dégoulinant. C’était des gestes coutumiers qu’elle imaginait parfaitement à défaut de les voir. Elle se demanda où Shanniv était sorti par un temps pareil. Ce devait être une affaire importante s’il bravait les éléments pour cela. Il arrivait que leurs dîners dérangent leur emploi du temps, mais chaque fois qu’un rendez-vous était donné, aucun n’y manquait. Hors rares exceptions, bien vite rattrapées. Le bal de Lioffel. Voilà la raison de ce rendez-vous ci. Il devait bien s’en douter un peu. Mais il y avait un autre sujet, latent, qui pourrait venir sur le tapis si Clémence n’y prenait pas garde. L’alliance. Elle ne pouvait pas savoir s’il aborderait le sujet. Peut-être que non. Mais cela lui avait fait quelque chose de désagréable, un peu plus tôt, la possibilité n’était donc pas à exclure. L’attente avait mis à l’épreuve son estomac qui gargouilla discrètement. 21h. C’était probablement un horaire tardif. Elle avait trop traîné au théâtre. Clémence croisa les doigts sous son menton, et attendit encore. Elle entendit son pas sur les dalles du vestibule, et releva la tête quand il se présenta à la porte de la salle-à-manger, dans son champ de vision. Quelques détails vestimentaires la frappèrent, mais ce fut surtout cette mèche capricieuse qui attira son regard. Elle semblait sur le point de tomber sur son front. Clémence aimait bien cette mèche noire qui de temps en temps se rebellait un peu contre la place qu’on lui imposait. Il resta un peu sur le seuil, observant les lieux de son regard avide. Clémence détourna le regard à son sourire, et fit semblant de réaligner un couvert. Le désir réveillé chez elle au théâtre refaisait surface sans prévenir, à la faveur d’une pensée, d’un détail, d’une odeur. Était-ce à dessein qu’elle avait mis cette robe noire qui laissait danser sur ses épaules blanches la lumière chaude des bougies ? Elle ne se souvenait plus. Il franchit enfin le seuil, passant du dallage au parquet ciré. Du coin de l’œil, Clémence l’observa quand même. Son désir accroissait ses perceptions. Le lustre que donnait l’eau aux cheveux mouillés, la mèche au bord de la chute, le parfum piquant et enivrant mêlé d’humidité, le jeu du corps en mouvement, cet imperceptible abaissement des épaules quand l’inspiration cède à l’expiration, le ballet des longs doigts sur la tige d’une fleur rouge aux étamines noires. Une touche de couleur vive dans l’obscurité nuancée de la pièce et de son vêtement. Un de leurs nombreux jeux. Mais la délicatesse de la fleur choisie surprenait Clémence. - Ma Dame, j'espère ne pas vous avoir fait attendre. - Non, du tout, mon cher. Nouvelle surprise lorsqu’il ne s’assit pas. Pourquoi dépassait-il sa chaise ? Il n’avait pas besoin de passer derrière elle pour se rendre à sa place. Elle attendit légèrement crispée. Il était hors de son champ de vision et elle mourrait d’envie de se retourner pour surprendre ce qu’il voulait faire. Un déplacement d’air mêla leurs deux parfums. Clémence ferma les yeux et se mordit la lèvre en le sentant se pencher, la toucher à cet endroit maudit ! C’était une torture trop douce, traîtresse. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit, perplexe, un coquelicot semblable au sien sur la serviette. La fleur était fragile, tout comme son langage difficile à saisir, mais elle portait aussi le rouge passionnément charnel de ses pétales. - Je suis affamée, lui répondit-elle d’une voix un peu absente alors qu’elle glissait la tige à son bustier serré. Un valet leur servit le velouté. Clémence releva les yeux vers Shanniv. Sa mèche venait de retomber sur son front, comme une virgule au milieu d’une phrase. Clémence songea qu’elle lui donnait un air charmant de crapule distinguée. Elle plongea une cuillère en argent dans le breuvage. - J’imagine que vous n’êtes pas sorti pour le plaisir… Elle regretta ces paroles au moment même où elle les prononça. Ce mot de plaisir venait fort mal à propos franchir ses lèvres. Elle se rattrapa comme elle pu : - … d’affronter l’orage, je veux dire.
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| | Humble et honnête commerçant | Bien sûr, Shanniv eut un grand sourire à l'évocation du plaisir. Un tel mot, entre de telles lèvres ... Il n'imaginait pas un monde où Clémence puisse avoir dit cela par accident. Elle jouait à leur jeu. Leur jeu n'avait de règles que celles qu'ils voulaient bien fixer. Sauf le mensonge. Le mensonge, lui, était interdit. Le mensonge à une question directe. Pour les plus grands cachottiers de la capitale, la vérité était la seule clé de voûte possible à leur confiance mutuelle.
Shanniv avait déjà, durant de longues nuits, réfléchis à ce qu'il pourrait se passer si l'un d'entre eux brisait cette règle là. L'autre pourrait sans doute pardonner, mais la confiance serait-elle encore possible ? Au début de sa relation avec Madame Derffel, il aurait juré qu'une telle trahison serait la destruction du lien entre eux. Il se savait prompt à la colère, à l'époque, et il n'aurait pas accepté une telle situation. Et il se doutait qu'elle aurait agit de même. Peut-être même se serait-elle vengé, à sa manière. Avec le temps, il s'était ravisé. Parce qu’il la connaissait. Parce qu’il voulait garder la certitude que, si Clémence était un jour amenée à lui mentir, ce ne serait pas un mensonge de simplicité. Il aurait une raison, et un objectif important. Shanniv aimait à se dire que lui-même n'aurait jamais à mentir. Mais il est facile de se persuader de sa propre grandeur face à une situation. Tant qu'on ne l'a pas vécu, la théorie peut être aussi rassurante qu'on le souhaite.
Savourant son potage orangé et crémeux, Shanniv eut une pensée amusée sur l'origine de l'argenterie entre ses doigts. Cet amuse-bouche ne le satisferait pas longtemps. Son plaisir était dans la morsure. Cela le plaçait, à nouveau, en position d'attente.
Quelle charmante place pour une fleur.
- J’imagine que vous n’êtes pas sorti pour le plaisir…
En réalité, Shanniv aimait la pluie. Et plus encore l'orage. L'orage bandait ses muscles sous sa peau, et lui donnait la chaire de poule. L'orage excitait ses sens, il se sentait vivant jusqu'au bout de ses canines.
Trois raisons l'avaient poussées à sortir ce soir. Un de ses lieutenants avait besoin d'un service en espèces sonnantes et trébuchantes pour organiser la part d'ombre des festivités du bal, les gardes avaient flairés une bonne occasion d'augmenter leurs tarifs. Après le bal, Shanniv savait qu'il aurait à les aider à retrouver leur juste place, et leur juste prix. Mais il aurait pu faire attendre cette affaire là jusqu'au lendemain. Il avait eut envie de sortir. De profiter de cette pluie violente, et de cet orage vibrant. Réfléchir en marchant dans ces rues sombres et vidées de tout leurs habitants, savourer la sensation d'importance que cela lui procurait. Et c'est dans cet état d'esprit qu'il avait croisé les fleurs rouges. La troisième raison de sa sortie. Et les avait emmené, pour sa Dame et lui.
- La soirée était si belle, comment aurais-je pu résister à mon désir ... il fit une pause, malicieux ... d’affronter l'orage ... Et de ramener de quoi rougir ma Dame.
Il sentait que son humeur le poussait à se montrer mordant envers elle. La morsure, encore. Elle ne quittait pas son esprit ce soir. Il ne mentionnerait pas l'alliance. Ni leur rencontre de l'après-midi. Parce qu’il voulait que ces deux éléments n'aient pas d'importance à ses yeux, alors ils n'en auraient pas. Mais mordre ce qui est sien ... ne quittait pas son esprit.
- J'avais certains ordres à donner. Le bal donné en l'honneur de notre Roi est pour bientôt. De nombreux préparatifs sont encore à mettre en place, et demandent mon attention. Cette soirée va être l'apothéose de son règne, et le dernier clou du cercueil de beaucoup de ses ennemis. Il se doutait que c'était là le sujet que sa Dame attendait. Ce bal sera aussi l'apothéose de notre maison. Sauf si quelque chose se passe mal. Et nous savons tout deux que mes adversaires vont vouloir frapper là où cela me fera mal. Shanniv avait prononcé ces mots en appréciant son velouté, laissant son attention glisser sur son plat, les chandelles, et le charme de son épouse. Pour ses derniers mots, son regard s'était montré plus direct, regardant dans les yeux sa Dame, avec intensité. Il parlait d'elle.
Il reposa sa cuillère d'argent, essuyant ses lèvres du bout de sa serviette. Le plat achevé, la suite aurait une chance de combler un de ses appétits.
- J'aimerais que nous nous retrouvions à la fin de ce bal. Et que nous partions quelques jours. Rien que vous et moi. Il y a un anniversaire que j'aimerais davantage fêter que celui de mon frère. Et un seul lieu pourrait convenir. |
| | Avide lionne | Elle pouvait lire dans les yeux de son mari, l’amusement provoqué par son « écart » de langage. A sa réponse goguenarde, Clémence imagina une réaction adolescente tout à fait approprier : tirer la langue dans une grimace moqueuse. Une chose qu’elle ne se permettait plus de faire depuis bien longtemps. Retomber en enfance n’était pas une option.
Bien qu’elle ne doutât pas une seconde que Shanniv s’amusait comme un enfant avec un vocabulaire trop équivoque pour être honnête. Elle ne se risqua pas à une réponse ou à une autre question et se contenta de manger, après un coup d’œil aux fleurs assorties. Elle l’écouta simplement poursuivre, sa voix se détachant sur fond d’orage et de pluie.
Les éclairs au dehors illuminaient par intermittence la pièce, rendant inutiles, un bref instant, tous les candélabres. Atmosphère appropriée pour parler de ce qui pourrait devenir le dernier bal de Lioffel. Un bal qui s’annonçait grandiose, dangereux, mondain.
- … Ce bal sera aussi l'apothéose de notre maison…
Elle releva les yeux vers lui, curieuse. L’apothéose de la maison ? intéressant.
- …Sauf si quelque chose se passe mal. Et nous savons tous deux que mes adversaires vont vouloir frapper là où cela me fera mal.
Le message passa, et fit même apparaître un sourire qui traîna quelques secondes sur les lèvres de Clémence. C’était donc pour cela qu’il ne souhaitait pas lui voir mettre un pied au palais. Elle prit le temps de terminer comme lui, le plat, conservant son attention aux derniers propos de Shanniv, sans perdre son sourire.
Un domestique prit les assiettes, et un autre apporta sur la table le plat suivant. Un rôti de biche, dont la sauce d’accompagnement embaumait déjà la tablée de ses effluves. Il ne fallut que quelques instants pour que les pommes-de-terre au four, mêlées de champignons et épicées d’herbes ne fassent leur apparition à leur tour, digne cortège d’une reine des bois.
Clémence fit signe à Shanniv de se servir, et s’appuya au dossier de son siège en le regardant.
- Ce bal sera probablement l’occasion de rencontrer des gens très intéressants pour les affaires. Je regretterai infiniment de ne pas m’y rendre. C’est une sorte de… rencontre internationale, une occasion qui ne se représentera pas de sitôt. Et vous voulez que je m’abstienne.
Elle s’empara de la bouteille qu’on venait d’apporter et fit sauter le bouchon, avant de se servir. Elle en proposa également à Shanniv avant de reprendre sa position un peu nonchalante, coupe à la main.
- Je ne crois pas vraiment que vos adversaires connaissent vos points… sensibles. Pas si bien que moi. Et ma présence ne représente pas un danger pour vous. Pas plus qu’habituellement. Même si je dois reconnaître que nos soirées mondaines passées en compagnie l’un de l’autre se comptent sur les doigts d’une main.
Elle exagérait un peu, mais il était vrai qu’on ne parlait pas « des » Derffel en ville. On pouvait parler de monsieur ou de madame, souvent séparément, rarement ensemble, non-associés dans les affaires, indépendants dans les esprits. Quand on avait affaire à l’un, on n’avait pas forcément affaire à l’autre. Et c’était aussi une des raisons pour lesquelles les invitations nominatives pour le bal, n’étaient pas arrivées dans la même enveloppe, ni dans la même journée.
Elle fit tourner un peu le vin dans la coupe, un vin dont l’incarnat résonnait bien avec le rouge coquelicot, et elle finit par y tremper les lèvres, appréciant les arômes un peu bruts, compensés par une douceur liquoreuse.
- Et puis cela fait longtemps que je n’ai pas dansé. Ni vu Lioffel. Je suis certaine qu’il serait terriblement déçu de ne pas me voir…
Elle ne portait pas ce roi fourbe dans son cœur mais s’abstenait généralement de témoigner de cette inimitié en présence de Shanniv, qui du reste ne l’ignorait pas. Elle savait qu’entre les deux frères, il y avait quelque chose, une entente, bien particulière. Difficile à atteindre. Finalement, elle se servit une demi-tranche de biche. |
| | Humble et honnête commerçant | Le vermeil du liquide rehaussa un instant le rouge des lèvres de Clémence, et Shanniv n'en perdit rien. Le coquelicot qu'il avait choisi, quelques heures plus tôt, n'était pas anodin. Certains auraient pu y voir une passion sur le déclin mais, aux yeux de cet homme, la signification était un peu plus particulière. Le coquelicot ne meurt que si on l'arrache. Si on le laisse vivre, la passion refleuris. Chaque matin. Aussi rouge que le vin, et les lèvres face à lui.
- Votre présence représente toujours un danger, ma Dame. répondit-il avec ce même sourire malicieux que quelques instants plus tôt. Les yeux de Shanniv finissaient sa phrase mieux que ses mots. "Mais vous avez raison, vous n'êtes pas un danger pour moi." Pure provocation. Il avait envie de la voir perdre sa maîtrise.
En d'autres temps, il se serait demandé si elle était en train de jouer, ou si elle avait réellement accepté de ne pas se rendre à ce bal. Et il eut un rire sincère à l'évocation de Lioffel, déçu de ne pas voir Clémence à sa fête. A l'occasion, il faudrait qu'il confie à son roi cette plaisanterie. Cela le ferait rire également à n'en pas douter.
L'appétit de Shanniv se lisait dans ses gestes. Un appétit maîtrisé, et qu'il assouvissait avec un plaisir assumé. La faim, pour l'heure. Et déguster cette biche aux saveurs juste assez prononcées pour envahir son palais emplissait Shanniv d'aise et de satisfaction. Il prenait son temps. Il savourait l'instant. Il savourait la tension de l'orage et la lumière entourant sa compagne. Il savourait les parfums, et la sensation sur sa langue.
Shanniv saisi son verre et en savoura une gorgée. L'odeur lui rappelait certaines fragrances perçues quelques heures plus tôt. Lorsque Clémence aimait quelque chose, elle ne s'en cachait pas, la personne face à elle ne l’empêchait jamais d'être elle-même. Assumer qui on est ...
Shanniv porta son verre assez haut, pensif à cette façon d'être.
- Il en sera inconsolable, c'est certain. Dit-il d'un ton amusé. La relation entre son roi et son épouse sonnait faux. Quelque chose n'allait pas entre eux. Shanniv en connaissait les raisons, au moins en partie. Il n'interviendrait pas dans cette situation. Le statu quo fonctionnant, faire autrement envers ces deux égos si forts ne lui paraissait pas très intéressant.
- Je n'entends ni demande ni question, ma Dame.
Répondit Shanniv. Bien sûr, il y avait plus qu'une simple observation rhétorique derrière cette remarque. Par cette remarque, Shanniv demandait à sa femme de choisir ce qu'elle était en train de lui demander. Demandait-elle l'autorisation de s'y rendre. Demandait-elle le pardon pour sa désobéissance à venir. Ou demandait-elle une compensation pour cette perte.
- A de nombreuses soirées mondaines, les plus grands poisons sont faits de mots. Ma Dame, cette fois les poisons ne feront pas que tâcher votre robe ou celle du Prince. Shanniv n'avait pas évoqué le Prince au hasard. Un espoir de le voir devenir fort un jour avait longtemps subsisté. Mais aujourd'hui ... Pauvre Prince.
Un grondement plus profond se fit entendre. L'orage s'intensifiait encore, et lorsque le tonnerre creuva l'air, Shanniv eut un frisson de plaisir. Il fit signe à leur majordome. Et parla, regardant sa Dame, droit dans les yeux.
- Vous apporterez le dessert. Et vous nous laisserez seuls. Je ne veux plus voir personne cette nuit. |
| | Avide lionne | Satisfaite de voir que ses yeux traînaient sur ses lèvres, elle se contenta de lui adresser l’un de ses rares sourires, de ceux qui dévoilaient un peu ses dents, et reposa son verre sur la table, y laissant la trace pourpre de sa bouche, pour attraper le couteau à viande d’une main sûre et entamer la biche.
Être un danger pour Shanniv… Certes, en termes de manigances, elle se doutait qu’il ne la craignait pas. De même qu’elle ne le craignait pas. Mais le mot danger pouvait revêtir de multiples acceptions et Clémence se laissait peut-être battre sur un front pour gagner sur un autre. Elle ne le lui fit pas remarquer. C’était trop tentant, cela lui ferait trop plaisir. Et elle préférait écouter son rire, et regarder cette mèche indisciplinée s’agiter sous l’effet de l’hilarité.
Les saveurs de la biche semblaient lui plaire, quant au vin, il n’en dit rien. Elle se demanda s’il avait compris duquel il s’agissait. Mais puisqu’il ne semblait pas décidé à gâcher la soirée par un rappel de l’après-midi, elle se garda bien de lui vanter les mérites du vin, trop heureuse d’échapper à des explications qu’elle ne voulait pas donner.
- Je n'entends ni demande ni question, ma Dame. Clémence releva les yeux de son assiette, où elle avait séparé les légumes de la chair saignante et s’amusait à les tremper dans la sauce savoureuse avant de les manger. De quoi parlait-il ? Ah… de son exigence qu’elle n’assiste pas au bal. Ni demande, ni question. Les yeux de Clémence se plissèrent et elle prit le temps de mâcher un morceau de biche alors qu’il développait son idée sur la dangerosité des soirées mondaines. L’évocation du prince fit pétiller son œil d’une lueur mystérieuse, mais elle resta muette. Elle désirait se rendre à ce bal. Ce serait un évènement immanquable. Ceux qui n’iraient pas porteraient sur le front une marque de disgrâce durant les prochains mois, si ce n’était les années.
L’éclatement d’un coup de tonnerre lui fit perdre sa concentration. Elle faillit lâcher sa fourchette, mais maîtrisa son geste avant qu’il ne trahisse plus que de la surprise. Elle avait un bout de réponse sur les lèvres qui lui échappa par la même occasion. Elle ferma les yeux un bref instant pour s’en ressaisir et elle les rouvrit sur Shanniv, parfaitement dans son élément, qui donnait ses ordres.
La pluie du jour, et celle qui frappait les vitres à présent avaient fraîchit l’air et les épaules de Clémence étaient piquées de chair-de-poule depuis le début du repas. Les yeux de Shanniv fixés dans les siens, son ton impérieux qui réclamait une intimité plus grande, la réchauffèrent plus qu’un soleil d’été. Elle s’en rendit compte et se détourna de ce regard. Le coup de tonnerre suivant qui glaça son échine fut presque accueilli avec soulagement, alors qu’elle abandonnait sa fourchette dans son assiette encore à demi pleine. Elle n’était pas rassasiée, mais à la demande du maître de maison, les domestiques emportaient les assiettes pour faire place au dessert.
Clémence laissa planer une bonne minute de silence, évitant soigneusement de regarder Shanniv, et se concentrant plutôt sur les baies fouettées de pluies, les bougies, le bouquet trop odorant, son alliance. Il voulait une question, il allait l’avoir :
- Vous savez quelque chose sur ce bal. Et je ne parle pas des formalités. Le roi vous a dit quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?
Leur règle de la vérité le contraignait à éclaircir ce point d’une façon ou d’une autre. Le silence ou la réponse. Clémence n’était pas prête à abandonner son droit de participer aux réjouissances sans en avoir les motifs les plus profonds. Le danger évoqué, le prestige qu’ils pouvaient tirer du bal, le prince. Ces mots échappés à dessein, pour attiser sa curiosité ne lui avait pas échappés. Mais elle posait moins la question pour avoir la réponse que pour avoir la confirmation qu’elle avait raison. Si ce bal revêtait une telle importance, elle avait toutes les raisons d’y aller. Shanniv n’était pas le seul à aimer les secrets.
Le dessert arriva. Une coupe de crème glacée pour chacun. Clémence se demanda ce qui lui avait pris de réclamer un tel dessert alors qu’elle avait froid. Ceci dit, elle aimait la crème glacée, et les domestiques connaissant les goûts de leurs maîtres, les parfums favoris de chacun se côtoyaient sous la crème chantilly et les éclats d’un chocolat noir fin et raffiné.
Une porte se referma sur le dernier domestique.
Clémence picora une première cuillerée de glace qui fondit sur sa langue, alors qu’elle observait son mari du coin de l’œil. |
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