Daryl était rentré la veille, à la grande joie de Tadriel qui allait de nouveau pouvoir épancher ses doutes et frayeurs à une oreille attentive. Quelqu'un qui ne le regarderait pas comme s'il était fou - ou ridicule - de craindre pour si peu et qui aurait les mots pour apaiser ses craintes.

Depuis quatre ans, le médecin royal était peu présent au palais. Et il fallait dire que pour Tadriel, c'était une véritable torture que de devoir attendre, ou de composer avec son remplaçant. Un homme beaucoup moins compréhensif, du point de vue de Tadriel qui venait aussi bien pour une toux que pour une épine dans le doigt.

D'autant qu'il n'avait jamais connu la vie sans Daryl, puisque ce dernier avait été le médecin qui avait aidé la reine à mettre ses fils au monde. Pour ainsi dire, il était la première personne à l'avoir touché, avant même la reine, et ce n'était pas peu dire. Le premier contact humain en sortant du ventre de sa mère...

Ensuite, Tadriel était habitué à avoir un suivi médical régulier - quasi obscessionnel, pour être exact - à raison d'une fois par semaine, dans les meilleures semaines. Et voici que depuis presque cinq mois, il avait dû se contenter d'une visite par mois.

Ainsi donc s'était-il levé très tôt, alors que Mhilo n'était pas encore arrivé, pour se laver et se vêtir. Cela ne lui avait pris qu'une demi-heure à tout casser et le voilà maintenant, aux alentours de sept heures, à marcher seul dans les couloirs. Pour ainsi dire, le prince seul dans les couloirs, ce n'était pas quelque chose qui arrivait souvent et il lui semblait presque que les domestiques le regardaient encore plus qu'habituellement.

En arrivant, à peine quelques minutes plus tard, Tadriel frappa. Il n'obtint pas de réponse. Il hésita durant quelques secondes puis décida de pousser la porte - prudemment.

A l'intérieur, il flottait l'odeur si caractéristique du lieu, que Tadriel avait appris à aimer au gré de ses visites hebdomadaires, voire quotidiennes. Quant au capharnaüm, il semblait sans nom, tant et si bien que n'importe d'autre aurait eu du mal à se repérer. Mais bien évidemment, Daryl, puisque ce bazar lui appartenait, n'en avait aucune difficulté.

Daryl que Tadriel ne voyait d'ailleurs pas dans la première pièce. Il fit un pas en avant pour entrer, referma doucement la porte dans son dos et lança au hasard :

- Daryl ? Vous êtes ici ?

Le médecin était rentré tard la veille, et bien qu’il n’avait prit le temps d’aller voir son Prince lui-même, il avait envoyé un serviteur lui annoncer son retour. Il s’en voulait terriblement. Pas seulement pour hier. Pour ces quatre dernières années à le négliger… Pour sa mère, et son frère toujours.

Malgré toutes les culpabilités qu’ils pouvaient éprouver, le souk qu’il avait retrouvé en lieu et place de son parfait rangement lui demandait toute attention actuellement. Il tournoyait entre les bocaux, les humant, les agitant, déterminant instantanément ce qu’ils renfermaient… c’était bien souvent exactement ce que l’étiquette stipulait, mais quand les choses ne sont plus à leurs places, comment être sûr ? Ensuite il avait délimité des périmètres approximatifs pour la grande réorganisation et y avait entassé cagette et contenants divers. Aux yeux des communs il va sans dire que l’on pût penser à une pièce vandalisée. Et pour ceux qui sont habitués à lui ? Un retour à la normal.

Dans l’arrière salle, les chats étaient revenus – ils entraient et sortaient par la petite lucarne prévu pour l’aération. En temps normal il les laissaient faire – et soignait les plus mal en point – mais actuellement il lui fallait de la place, alors ils avaient été chassés. Daryl redevenait maître de son domaine !

Toute cette agitation lui empêchait également de penser à l’audience avec le Roi qu’il avait demandé, bien qu’il sût au profond de lui que ce ne servirait probablement à rien. Et, alors que son esprit s’apprêtait à repartir s’égarer dans de sombre contrées, une voix faillit faire bondir son cœur hors de sa poitrine.

Tadriel !

À 7 heures ? Il ne le savait pas si matinal. Son retour avait excité Son Altesse à ce point ? Avait-il pu bien dormir ? Ou bien… avait-il un problème autrement plus grave pour se presser de la sorte ?
Daryl sortit en trombe de la réserve.

- Tadriel ? Oui, oui, je suis là, bonjour. Tout va bien ?

Rien a signaler… à première vu du moins. Il se reprit vite et ré-adopta un ton plus professionnel, affichant un sourire rassuré.

- Hé bien, mon Prince, que vous arrive-t-il ? Des étrangetés ces jours derniers ?

Sobre et efficace, "étrangeté" était le terme qu’il utilisait pour qualifier toutes choses qui sortaient un tant soit peu du naturel. Une suspicion de souffle au cœur ? Des palpitations irrégulières ?  Un point de coté tenace ? Ou… une écharde dans le doigt ? Tout était étrangeté. Il avait tout de même du calmer le Tadriel enfant qui commençait à en user un peu partout. Ce devait rester un minimum subtil si ils ne voulaient pas être prient pour des fous lorsqu’ils discutaient en public. Fou de cette légère folie que Daryl appelait prudence.

Sans regarder où il mettait les pieds, il enjamba les différents obstacles  qui se dressaient entre lui et le jeune homme. Il ne pouvait l’examiner de l’autre bout de la pièce tout de même.

Juste les quelques pas qu’il avait effectués confortait d’autant plus le fait que Tadriel allait bien. Pas de maigreur, plutôt jovial (du moins autant qu’un Prince hypocondriaque pouvait l’être) et réactif – comme il avait pu le constater de par le sursaut provoqué par son arrivé, troublé. Le temps que le Prince finisse sa dernière phrase et il était devant lui, le scrutant attentivement.

Daryl tendit la main avec un habituel « permettez » et attrapa délicatement le poignet de son royal patient, 2 doigts vers l’intérieur, prenant son pouls. Profitant du décompte mental, il lui répondit « De retour au palais, donc tout va bien. » Les flexions de sa voix trahissait une réelle joie, bien que compromise par la nouvelle liste de symptôme à investiguer. Il s’agirait de ne rien laisser au hasard. Parfois un petit quelque chose pouvait prendre de telle proportion… Il agita la tête, satisfait, pas de problème de ce coté-ci.

Assurément il avait bien des anecdotes à lui raconter. Il tenait le Prince au courant des progressions du conflit. Non pas avec de froid rapport comme ceux qu’il pouvait être amené à consulter, mais sur ce qu’était la réalité de la guerre contre Birla. Il avait dans un premier temps été hésitant, mais un futur dirigeant devait savoir, il ne pouvait pas non plus le couver excessivement… Plus maintenant. Il lui raconterait. Mais ses priorités actuelles était autrement plus importante. LA santé de Son Altesse.

- Pour les cheveux et les ongles, je vous préparerais huiles et vernis pour éviter ces inconvénients. Je vous les ferais porter, plus tard. Utilisez les secs, après vos bains. Je demanderais également aux cuisines de doubler les herbes de vos infusions du soir pour que vos nuit soient plus douces. Pour le reste, je vous invite à passer à la salle d’observation… Il fait le tour de la pièce principale d’un œil. Plus que d’habitude celle-ci n’y est pas propice. Conclut-il non sans un sourire contrarié.

Il prend la tête de l’expédition, levant les jambes pour surmonter les différentes barrières qui les séparent de l’ouverture vers l’annexe. « Attention où vous mettez les pieds » souffla-t-il. Une fois qu’ils furent arrivé à l’endroit dégagé, il reprit.

- Et je vais vous confier quelque chose, Tadriel, il se pencha légèrement vers lui, je n’aime pas non plus mon remplaçant, si vous aviez vu le bazar qu’il a laissé en repartant… Je dois tout ré-ranger à présent.

Pour en témoigner – comme si la traversé qu'ils venaient d’effectuer n'était pas suffisante – il se décala pour dévoiler une série de petit instrument en métal tous parfaitement alignés. Mais surtout rangés par taille, et non par groupe d’utilisation.

Certains de ses outils avait une vague similarités avec des instruments de tortures toujours utilisés, mais sur l’instant il n’y avait pas pensé. Et puis Tadriel y été habitué. Le médecin posa son regard sur une scie à os. Il ne se rappelait que trop les sons caverneux qu’il avait provoqué là-haut avec une telle chose. Un bref instant, son regard se perdit, avant de revenir sur le jeune homme, ravivé.

« Bien installez-vous. » Il lui présenta un fauteuil dans un coin de la pièce, prés de son bureau (déjà noyé sous des feuilles malgré son retour récent) « Et examinons tout cela. » Il saisit un abaisse langue et fit signe au Prince d’ouvrir la bouche.

Daryl ne fut pas long à être devant lui, après avoir slalomé parmi le foutoir de la pièce. Quelques secondes à peine, juste le temps que Tadriel n'ait le temps d'expliquer ce quelles étrangetés il avait pu remarquer ces derniers jours.

Arrivé face à lui, le médecin prit son poignet et le prince le laissa faire sans rien répondre. Il semblait heureux de le voir et c'était largement réciproque ! Un véritable soulagement. Après tout, outre le fait que son remplaçant n'était vraiment pas compréhensif, Tadriel avait conscience que Daryl partait sur le front. Et même en tant que médecin, la guerre restait la guerre. Avec ses dangers mortels.

Mais puisqu'il s'agissait désormais de sa santé...

Il hocha la tête sans rien dire, soulagé de voir que Daryl le prenait au sérieux. C'est qu'à force de voir les gens le regarder comme un fou, il commençait à y croire vraiment... Alors, sans protester, il le suivit dans une des deux pièces adjacentes. Tadriel prit un grand soin à regarder où il posait les pieds. C'était un véritable labyrinthe pour ne rien écraser. L'avertissement de Daryl était assez inutile en soi, puisque le jeune prince ne relevait pas les yeux.

En entrant dans l'annexe, la première chose que Tadriel remarqua – ou plutôt, ne remarqua pas vu les circonstances - fut... l'absence des chats. D'habitude, il y en avait toujours cinq ou six à se balader, félinement, et il s'était habitué à les voir. Il eut un léger froncement de sourcils et demanda :

- Où sont tous vos chats ?

Oh, bien entendu, il savait pertinemment que ce n'étaient en rien les chats de Daryl. Pour la plupart, ce n'était rien que des animaux errants qui savaient pouvoir trouver affection et nourriture ici mais malgré tout, à force de les voir traîner dans l'apothicairerie, Tadriel les avait lentement assimilés au médecin. Et il était persuadé qu'il n'était pas le seul au palais.

- Enfin, je veux dire. Je sais bien que vous ne les laissez pas entrer jusqu'ici mais... - il tâcha de voir à travers la troisième pièce - ils n'ont pas l'air dans le coin...

C'était encore une différence entre son  remplaçant. Ce dernier ne laissait certainement pas les chats venir se frotter à ses jambes en travaillant ! Il ne les laissait même pas entrer et les chasser à grands coups de balai à chaque fois que l'un d'eux s'aventurait par la petite lucarne.

Il se tourna vers ses instruments de médecine – parfaitement rangés, au milimètre près – mais justement... cela ne ressemblait pas à Daryl. Cet homme avait vraiment laissé sa trace partout !

Finalement, Tadriel s'assit sur le fauteuil qu'on venait de lui présenter et ouvrit la bouche comme Daryl le lui demandait. Entre deux demandes du médecin, Tadriel demanda :

- Qu'avez-vous à me raconter, cette fois-ci ?

Tadriel semblait contrarié de ne pas entendre les chats. Il est vrai qu’il avait l’habitude d’aller les voir après les examens, les nourrir, les caresser. La même passion pour les félins que Sa mère. Il lui répondit dans un soupire désolé.

- Eh bien, puisque je suis en pleine réorganisation, j’avais besoin de pouvoir bouger à ma guise…
Ils reviendront bien vite. Et ne doivent de toute façon pas être loin, allez demander des restes aux cuisines et ils accourront.

Les chats ne lui tenait pas plus à cœur que ça. Mais si il voulait venir dormir dans la réserve, ça ne dérangeait personne. Et les voir lui évoquait une certaine nostalgie.

Il tâtonna de la spatule dans la bouche de son patient pour observer au mieux, malgré la lumière faible de l’aube, la muqueuse. La gorge du Prince était saine. Les légers symptômes qu’il avait noté de devait pas avoir de cause plus profonde.
Pour en être sûr une analyse d’urine serait toujours le mieux… Mais il s’était toujours gardé de le dire au jeune hypocondriaque. Il ne voulait pas qu’il se mette à collectionner les bocaux comme certain des plus obsédés par leur santé.

- Tadriel, je ne vois réellement aucune raison de s’inquiéter. Votre nez sent juste le froid de l’automne qui s’établit. Je préparerais également un médicament pour y pallier.

Le médecin s’assit à son bureau. Fixant le Prince. Un air sombre sur le visage. Qu’avait-il à lui raconter cette fois ? Et si il lui raccompagnait tout ? Il ne savait si il aurait beaucoup d’autres occasions de le faire.

- La guerre ne s’améliore toujours pas Votre Altesse. Depuis que j’ai pris fonction au front, nous n’avons pas eu de victoire décisive. Aucun fort tombé, ni même aucune capture d’avant poste. Ce n’est qu’escarmouche brutale et embuscade mortelle. Le terrain ne nous est pas avantageux. Les birlais provoquent volontiers des éboulements pour diviser les troupes. Les malheureux qui survivent sont bon pour l’amputation… les os brisés, saillants. Panaché de chair sanglant…

Il continua son exposé, omettant les détails les plus inconvenant. Mais de tous ceux qu’il avait pu donner au Prince, celui-ci était le plus viscéral. Invalides de guerres, Chirurgies de terrain… Tout y passa.
Il ne pensait pas un moment que le jeune héritier en vienne à devoir faire la guerre, mais il saura ce qu’elle implique personnellement pour les soldats. Avantage… ou faiblesse pour un souverain.

- … Voilà ce qui se passe là-haut. Voilà ce sur quoi on ferme les yeux dans l’espoir d’une brillante conquête. Conquête qui ne se fera pas de cette façon, et il m’étonnerais qu’on ne soit pas au courant.

Un "on" qui avait tout les sons du singulier.

- Pourquoi pensez vous qu’elle continue ainsi, Tadriel ? Pour quelles raisons ?

Le ton devenait plus interrogatoir. Un test pour le jeune Prince. Pour connaitre son état d'esprit sur les questions autour de l'expansionnisme enclenché quelques générations précédemment.