Lioffel était toujours assis dans son fauteuil, les mains croisées sur le ventre. Les choses se mettaient doucement en place et cela lui plaisait. Jusque là, tout se passait exactement comme prévu. Et pour ainsi dire, cela le rendait de bonne humeur. Son sourire carnassier ne quittait plus ses lèvres. Peut-être qu'enfin, ce soir, il pourrait atteindre ses objectifs les plus profonds.

Mais ce n'était pas parce que tout se déroulait pour le mieux qu'il ne fallait se relâcher. Bien au contraire. La soirée ne faisait que commencer, et il y avait encore nombre de paramètres hasardeux.

Au moins, une pièce du puzzle s'était de nouveau mise en place. Shanniv venait d'arriver. Enfin. Ses Fantômes étaient tous là, désormais...

La porte s'ouvrit sur Gaspard, qui s'inclina puis laissa la place à un homme propre sur lui. Une beauté sombre et hautaine, bien vêtu, la dignité ancré dans chaque millimètre de son corps, boucle d'oreille en argent à l'oreille. Shanniv était toujours élégant.

Lioffel eut un large sourire et se leva pour l'accueillir en bonne et due forme, mais sans quitter son côté de la petite table :

- Ah, mon cher frère ! Quel plaisir de pouvoir te compter parmi nous ce soir ! Tu es en retard, je commençais à m'impatienter. Le voyage n'a pas été trop pénible, j'ose espérer ?

Il fit une pause, l'invita d'un geste et d'un sourire à prendre place en face de lui et se rassit à son tour. Il se pencha en avant, attrapa la bouteille de vin qui trônait là, pour en remplir une coupe à Shanniv tout en reprenant :

- Dis-moi donc... Nous ne nous sommes pas vus depuis plusieurs mois. Les affaires sont florissantes ?

Il servit un deuxième verre, eut un nouveau sourire resplendissant et le porta à ses lèvres. Il trempa ses lèvres dans le liquide, sans rien boire. Il s'agissait là de préserver les apparences... Mais bien entendu, Lioffel ne comptait pas finir saoul. Pas alors que ce bal s'annonçait véritable spectacle.

Les apparences ...
La façon de se tenir. La façon de soutenir les regards, de défier le monde ou de s'y soumettre. La capacité à dévorer le monde des yeux. L'apparence est si facilement sous-estimé.

Que cet homme illustre confortablement installé dans son fauteuil en ait conscience ou non, tout son être dégageait un sentiment de pouvoir, de manipulation, prédateur à la morsure dominante.
Et au sourire vorace en cet instant précis ...

Bien sûr qu'il le savait. Comment aurait-il pu l'ignorer.

Shanniv, vétu de noir et à moitié masqué, entra dans le salon privé du Roi.
Ce n'était pas la première fois bien sûr. Mais chacune des fois précédente avait compté, marquant un moment important de la vie du bâtard.

Involontairement, il rendit son sourire au monarque, dans une franchise pleine de dents et d'enthousiasme. Carnassier pour carnassier.

De sa poche de veston, l'être vêtu de noir sortie une montre à gousset, activant le mécanisme et ouvrant le clapet.
- En retard ?
Il regarda l'heure, et referma sa montre.
- Sa Majesté fait erreur, je suis parfaitement à l'heure. répondit-il, souriant de cette bravade à un roi. Une bravade complice. C'était là l'orgueil du bâtard qui parlait. Une bravade entre deux homme qui savaient déjà que jamais Shanniv ne ferait preuve de réel irrespect envers son Roi.
Bien sûr qu'il était en retard. Et bien sûr que son frère n'en était pas surpris.
Les deux hommes se connaissaient par cœur.

Shanniv soutint le regard de son roi. Jusqu'à ce jour, peu de personne avaient trouvé grâce à ses yeux. Et son frère, indéniablement, les dépassait tous. Dans cette pièce, face à cet homme, il se sentait parfaitement à l'aise. Dans son élément. Là où il se devait d'être.

Répondant à l'invitation, il s'installa dans le fauteuil, prenant le temps de profiter du confort et de l'instant.
Saisissant le verre de vin, il en fit tourner le contenu, observant distraitement le liquide rouge glisser le long des parois. Il n'y connaissait rien en vin. Cela ne l’intéressait pas. Il ne s'en cachait pas. Mais il savait apprécier ce breuvage, particulièrement en bonne compagnie.

Et ce soir ... Ce soir la compagnie était parfaite.
Il eut cette image un instant, deux prédateurs dans la même pièce, partageant un verre juste avant ... quelque chose. Deux malfrats, peut-être les deux plus grands malfrats, avant le vol le plus audacieux de l'histoire. Tout deux dans le calme avant la tempête, au cœur du cyclone.
Cette image le fit sourire un peu plus encore. Il esquissa même un rire à la question de son monarque.

- Votre Majesté m'a t'elle vraiment fait venir pour des platitudes ? Ou ... Il porta le verre à ses lèvres et bu une grande gorgée. ... vas-tu me dire ce que tu attends de moi ce soir, où mystérieusement toutes les personnes influentes du monde sont soudainement réunies en ta demeure. Avec tes gardes. Et moi.

Shanniv reposa le verre. Son calme trahissait une impatience naissante.
- Si je devais deviner ... Je dirais que tu vas me demander de veiller à ce que certaines personnes, les bonnes personnes, me voient ce soir. Ici. En train de parler aux bonnes personnes. Il parait que j’entache les réputations rien qu'en m'approchant des gens. Je ne comprends vraiment pas pourquoi. dit-il, parfaitement ironique.

- Oh mais peut-être as-tu finalement réfléchis à ma proposition d'aider ton fils à gagner un peu ... d'audace ... ?

Le clapet de la montre qui se refermait résonna dans le petit salon privé. Lioffel ne perdit pas une seconde son grand sourire. C'était presque un jeu, entre eux. Parce qu'ils savaient parfaitement tous les deux ce qu'il en était en réalité. Shanniv n'avait jamais rimé avec ponctualité, et Lioffel avait mis ce retard à profit de toute manière. Les premiers détails étaient mis en place.

Le Roi le regarda faire tourner l'alcool dans son verre, les jambes croisées, sans rien dire. Sinon quelques banalités sur son commerce, pour occuper la conversation. Ce qui fit rire Shanniv, et ce qui aggrandit le sourire de Lioffel - était-ce seulement encore possible ?

- Es-tu donc si pressé d'en apprendre plus, au point que tu ne me laisses pas prendre des nouvelles de ton honnête marché ? J'espère que ta marchandise se porte pour le mieux, au moins...

Un demi-sourire, amusé par ses propres mots et il reprit, avec une moue faussement déçue :

- D'ailleurs, ça fait bien longtemps que je n'en ai pas vu la couleur. J'espère bien avoir une livraison prochaine.

Il fit une pause, puis reprit en reposant son verre en ajoutant, pour ajouter avec le plus grand sérieux :

- Enfin, pas ce soir.

A son tour, Shanniv déposa son verre. Lioffel l'écouta sans le couper, sans changer le moins du monde son expression. Quand il eut terminé, le roi rit et déclara :

- C'est mal me connaître que de penser que ce sera si simple, enfin ! Ce soir, j'ai préparé de nombreuses choses, mon cher frère. Je veux avant tout que cette soirée soit grandiose et marque les esprits, n'oublie pas !

Oh oui, c'était certain, ce bal allait entrer dans l'histoire. A vrai dire, il y était déjà. Ce serait le moyen tant convoité de rendre son royaume aussi rayonnant qu'il l'avait toujours souhaité.

- J'ai encore besoin de l'insouciance de mon fils pour ce soir. Nous verrons dans les jours prochains s'il n'a pas appris à se durcir.

Il eut un sourire carnassier.

- Mais tu as raison, mon cher frère... Passons aux choses sérieuses. Ce soir, je compte tromper la salle entière. Avec ton aide, bien entendu.

Il fit tourner sa bague à son doigt, et demanda en plongeant ses yeux dans ceux de son interlocuteur, avec une lueur de fierté au fond des yeux :

- A ton avis, pourquoi est-ce que je prends le risque d'organiser un si grand bal, avec tout le beau monde ?

Dans le salon privé du Roi, la musique sourdait des murs, mêlée de quelques rires, gloussements et d'innombrables pas. A travers tout le palais, elle devait s'entendre. Tant de monde, apprêté, masqué. Tant d'uniques élus à l’ego débordant, et aux complots ... coulants ...

Shanniv valorisait l'ego. Que les humbles aillent sombrer dans l'oubli, la force de revendiquer ce qu'on désire, voilà ce qui faisait tourner le monde.
Mais ce soir il n'y avait aucun besoin d'être un grand connaisseur en mentalité humaine pour savoir, parfaitement, que tant de petits êtres importants réunis au même endroits avait quelque chose ... d'explosif ...

Lui-même n'aurait jamais prit un tel risque. Le meilleur endroit pour les affaires délicates est au plus profond des ombres. Discrètement. Sans bruit inutile.
Mais parfois, de temps en temps, la lumière est utile pour envoyer un message clair. Précis. Et marquant.
Et dans ce cas là plus il y a de lumière ... plus le message est fort ... et moins l'ombre attire l'attention.

- Voyons voir ...
Le peuple grogne, la guerre s'enlise, les courtisans convoitent ce que les puissants dilapident.

Commença Shanniv de sa voix sérieuse et vibrante. Il se leva, se plaçant devant la fenêtre donnant sur les jardins du palais plongés dans l'obscurité de la nuit naissante, observant au loin les convives. De toutes part, d’innombrables lampes et torches constellaient les jardins et les cours. Mais la lumière de la salle de bal royal suffisaient à chasser l'obscurité sur des mètres et des mètres autour du palais, illuminant la nuit de lumière, remplaçant le soleil. Et projetant des ombres tortueuses et mouvantes derrière chaque arbre et chaque bosquet, donnant une allure rassurante au palais et son faste, et une allure terrifiante à tout ce qui échappait à son aura de lumière.

La lumière et l'ombre ...

- Le Roi de Lioffel a besoin d'un miracle. En pleine lumière. Un miracle vu par tous, et par tout les plus illustres.
Shanniv avait l'air de refléchir posément à la question de son frère, prenant son temps.
Mais il y a deux sortes de miracles. Les miracles bienveillants, et soudainement le bon Roi déciderait, devant tous, de faire preuve d'une générosité débordante. Peut-être prendrait-il sous son aile quelques-uns des plus populaires héros de son bien-aimé peuple, et en ferait-il ses champions, leur ordonnant de combattre le crime et l'injustice à travers tout le royaume ?
Il les réunirait tous autour d'une table ronde, et les jugerait en égal, écoutant leurs conseils juste et avisés, faisant reigner la paix et la justice.
Lioffel XX le Juste. Lioffel XX le Clement. Lioffel XX l'Aimé.
Et pour achever le tableau, il proclamerait deux mariages. Le premier, celui de son fils avec son ennemi depuis  ... oh quel hasard ... pile 50 ans. D'ailleurs l'héritière de l'empire n'est-elle pas dans vos murs ce soir majesté ?
Shanniv continuait à observer sans réellement regarder les jardins devant lui, parfaitement relaché dans sa posture, conservant un ton serieux, contemplatif. Il n'avait aucune idée de la présence ou de l'absence de celle dont il venait de parler. Cela n'avait pas d'importance.
... Et le second mariage serait celui de sa Majesté lui-même, avec une figure bien aimée de son Royaume comme dans les royaumes voisins ... disons ... une jeune noble bien de chez nous, respectée de tous et dont la loyauté est une valeur fondamentale, et envers qui le peuple a une grande confiance.
Tiens, Mademoiselle de Valmar vient justement de sortir quelques instants dans les jardins. Quel hasard.
Dit-il, concentré sur une quelconque femme à la robe rouge. Et de même, il ignorait s'il s'agissait vraiment d'elle ou non, et cela n'avait toujours pas d'importance.

Il se tourna vers son Roi, toujours aussi serieux dans sa réflexion, et marcha pensivement vers lui.
- Le peuple serait content. Les nobles seraient content. Les pays voisins seraient content. Et je suis sûr que c'est ce que s'attendent à entendre tout les convives ce soir. On pourrait même imaginer qu'un tel Roi demanderait à son demi-frère d'être son témoins à ce mariage, et en profiterait pour l'absoudre de ses crimes, le plaçant ainsi sous sa coupe. Peut-être irait-il jusqu'à faire de lui son bras droit officiel, le chargeant de la justice, détruisant ainsi la corruption de tout le royaume.

Shanniv saisi son verre de vin encore sur la table, se remettant distraitement à le faire tourner entre ses doigts.
- Je me suis toujours dit que je ferais un juge épatant.
Mais bizarrement ...
D'un geste, il vida cul sec son verre.
Et d'un coup, le visage de Shanniv repris toute la voracité qui le caractérisait, son regard rougeoyant de passion et d'impatience, tout sourire. Et dévoilant que tout son préambule sérieux et profond n'était qu'une des savoureuses plaisanteries qu'il affectionnait, et qu'il n'y croyait pas une seconde.
- ... bizarrement je n'ai reçu aucun faire-part de mariage, et ce plan là était celui de notre bon roi Deandra. Et bizarrement, Ha !, il est mort, paix à son âme. Et paix à ces fadeurs.

Claquant son verre en le posant, il s'appuya des deux mains sur la table, envahissant l'espace, son visage au niveau de celui de son Roi.

- Toi, ton miracle ne peux être que de feu et de sang. Je ne devine pas tout, et c'est très exaltant, je t'en pris mon Roi, mon frère, ne me prive pas de toutes tes surprises. Je veux profiter de tout, cette nuit.
S'approchant encore un peu plus, Shanniv baissa son ton jusqu'à s'approcher du murmure complice malgré les élans d'enthousiasme qu'il ne cherchait pas à cacher dans son sourire vorace et son regard avide.
- Pour moi, cette nuit, le miracle dont tu as besoin est une victoire écrasante qui imposera ton autorité dans la tête de tous. Une preuve de toute ta force.
Je t'imagine bien forcer devant tous l'Empereur Senos III à t'embrasser les pieds ce soir. Hé, qui sait, peut-être l'as tu enfermé dans l'un de tes placards.
Mais non, cette guerre inutile est beaucoup trop pratique, c'est une excuse parfaite pour faire exécuter tes opposants, et pour accuser l'empire de glace dans la foulée, et rappeler au peuple qui est son véritable ennemi.
Shanniv prit un air perfide.
Hé, ça ferait de la place, et ça te permettrait de placer aux bons postes des personnes qui te seraient alors redevables à vie.

Le rougeoiement dans les yeux de Shanniv ne se calmait pas. Au contraire. Il avait imaginé, maintes fois, les raisons qui avaient pu pousser un être aussi exceptionnel que son frère à prendre un tel risque. Il avait du attendre jusqu'à ce soir pour pouvoir, enfin, y assister. Faire preuve de patience.
La patience ... Une vertus de plus dont Shanniv était incapable.

- Je dirais que ce soir, deux bras de fer se joueront. L'un contre les véritables assassins qui traînent dans tes couloirs pour te faire la peau avant l'aube. Et l'autre ... contre chaque convive, les poussant à prendre partie. Pour, ou contre son Roi. Et pour cela, il te faut d'abord des informations, et que certains masques ... tombent ... l'un après l'autre ... dit-il, la main droite levée, repliant ses doigts l'un après l'autre durant son énumération. Jusqu'à avoir le poing fermé.
Et là ... dit-il en abattant violemment son poing sur la table.
Tu frappes. Et tu élimines tous les traitres avant demain matin.
Mon Roi est-il satisfait des déductions de son fantôme, Freadis  ?

Lioffel ne bougea pas d'un pouce, bien calé dans son fauteuil, jambes croisées et mains sur le ventre, tandis que Shanniv débutait ses réflexions. Aux premiers mots déjà, son sourire revint danser sur ses lèvres, vague ombre. Le sourire carnassier du loup qui s'apprêtait à dévorer tout cru un agneau. Et cet agneau n'était autre que toute la salle.

Chaque mouvement de Shanniv était mesuré. Tout était là. Le secret de cette prestance que les nobles avait : la mesure. Cette chose que les petites gens n'avaient pas, n'auraient jamais et étaient tout simplement incapables de comprendre. C'était ce qui les différenciait réellement du peuple.

Lioffel ne donnait pas sa confiance à grand monde. Pour ainsi dire, personne ne l'avait jamais eue. La confiance était une denrée de plus en plus rare, par les temps qui couraient, et la seule personne qui disposait de la sienne se trouvait en face de lui, à faire des suppositions sur ses plans.

Des suppositions fort intéressantes aux yeux de Lioffel.

Oh oui, il avait besoin d'un miracle pour rattraper tout ce fiasco. Mais Lioffel avait appris une chose dans sa vie : les miracles n'arrivaient jamais par hasard. Ils ne tombaient pas du ciel. Il fallait construire les occasions pour qu'ils se présentent. Et ce bal-là, il était l'occasion idéale pour non pas un, mais plusieurs miracles.

Lioffel XX le Juste. Le Clément. L'Aimé. Bon sang, cela sonnait terriblement faux. Mais c'était terriblement drôle. Amusé, Lioffel continuait de sourire.

- D'ailleurs l'héritière de l'empire n'est-elle pas dans vos murs ce soir majesté ?

Lioffel ne le coupa toujours pas. Mais bien sûr, il le savait. Il n'y avait pas de roi plus informé que lui de ce qu'il se passait dans son palais. Et il avait appris qu'il y avait deux Edra de Lettald. Pour ainsi dire, il n'y avait nul besoin d'aller plus loin pour comprendre. Dans tous les cas, l'une était la vraie, et l'autre la fausse. En fait, il le savait depuis que Gaspard était venu le prévenir que la prétendue - entendez fausse - Edra de Lettald avait rajeuni de presque 20 ans, et qu'elle avait déjà les cheveux entièrement blanc.

Mais il avait laissé faire. Il avait laissé espérer le petit agneau d'être passée sans attirer l'attention. Il avait laissé le piège se refermer sur elle. Désormais, la princesse et future impératrice Sanwine de Birla était coincée ici, dans son palais. Et elle n'en ressortirait pas tant qu'il ne l'aurait pas décidé.

- Vivienne de Valmar... répéta-t-il, pensivement. Une belle femme.

Une pause, le temps de plisser les paupières, et de reprendre avec une lueur au fond des yeux :

- Pourquoi me parles-tu donc d'elle ? Tu as des projets pour elle ?

Après tout, Shanniv n'était pas exactement le genre de personne qui parlait pour ne rien dire. La mesure, vous vous souvenez ? Les mots n'étaient pas laissés plus au hasard que les gestes. D'ailleurs, ce dernier venait de faire volte-face pour revenir face à lui. Mais il demeurait sérieux. Ses pas résonnaient dans le silence relatif du salon, bien que les vagues rumeurs de musique parvenaient jusque ici.

Le sourire de Lioffel s'aggrandit. Pensivement, presque doucement, Shanniv fit tourner le vin dans son verre - carmin, comme le sang - et puis, brusquement, il le vida. En une longue gorgée. Un charmant contraste avec l'allure calme de quelques secondes plus tôt. Lioffel reprit la bouteille et lui en resservit un fond. Par pur principe. Jamais de verre vide dans son salon.

Mais Shanniv était redevenu le demi-frère dangereux que Lioffel appréciait. Alors, il reposa la bouteille bien vite pour l'écouter de nouveau. Toujours plus.

- Tu as raison, mon cher frère. Pas de mariage pour ce soir...

Il fit une pause, pour cultiver son effet - encore et toujours - avant de reprendre :

- Quoique... Qui sait ce qui pourrait vraiment se passer, ce soir, n'est-ce pas ?Nous sommes à un spectacle, Shanniv. Un spectacle dont l'issue, quelle qu'elle soit, aura une grande influence. Jusqu'à la plus petite fourmi de ce royaume, crois-moi.

Il eut un rire franc et enchaîna, tandis que Shanniv se plantait devant lui et que Lioffel ne voyait presque que lui - d'aussi près, il avait tout le loisir de l'observer en parlant :

- Notre très aimé père avait compris que parfois, la violence ne fonctionnait pas. Mais il n'avait pas mesuré que la bonté, quant à elle, ne marchait jamais.

Lioffel n'avait jamais cherché à cacher la vérité : il avait assassiné Deandra. Il s'en rappelait très bien, d'ailleurs. Jusqu'à cette lueur de vie qui s'éteignait dans les yeux de son père. Tout le monde le savait, mais bien entendu, personne ne le disait. Même Shanniv ne l'évoquait qu'à demi-mots.

- Ne t'en fais, mon frère. Tu es un spectateur privilégié, mais un spectateur tout de même. Ce que je vais te dire ne servira qu'à rendre la représentation encore plus intéressante à tes yeux, j'en suis certain.

Oh oui bien sûr. Ce bal était dangereux. Mais pourquoi Lioffel aurait-il peur pour sa vie quand il avait des gens comme Shanniv pour veiller aux grains ? Il n'avait aucune raison d'avoir peur. D'autant que pour le moment, tout se déroulait comme il le voulait.

Mon Roi est-il satisfait des déductions de son fantôme, Freadis ?

Lioffel hocha la tête. Satisfait ? Oh oui, il l'était immensément. Entendre son prénom lui tira un demi-sourire. En fait, il ne l'avait pas entendu depuis très longtemps. Shanniv était certainement le dernier à l'appeler ainsi.

Mais comme l'habit ne faisait pas le moine, le prénom ne changeait pas l'homme... Et puis que son frère venait de terminer son discours, il était temps de commencer le sien. Il se redressa un brin dans son fauteuil pour se préparer. Énoncer ses plans. Du moins, une première partie pour le moment.

- Shanniv, pendant que tout le monde est occupé à danser ici, personne n'est occupé à comploter là-bas, tu es d'accord ? Il faut connaître ses ennemis pour gagner. Préparer la guerre pour avoir la paix...

Il fit une pause, et conclut :

- J'ai beaucoup de projets pour toi, mon frère, si tu acceptes la mission que j'ai pour toi, mais d'abord... il me faut te parler de Birla.

Un sourire carnassier, il leva les yeux vers l'heure et, en revenant, planta son regard dans celui de Shanniv.

Shanniv se réinstalla dans le fauteuil confortable. Il réfléchissait à ce qu'il venait d'apprendre. Aux implications. Et à tout ce qu'il restait à faire.
Plongé dans sa réflexion, il répondit au questionnement de son Roi de façon lointaine, absorbé par ses pensées.

- La Dame de Valmar ...
Elle sait mordre, et je ne sais pas encore quelle main elle lèche. Les femmes non mariées me rendent circonspect. Je me méfie. Est-elle une valeur sûre pour la couronne ...
Et puis elle nuit à mes affaire, c'est un mauvais exemple pour la marchandise.

Il fini par se redresser, sans doute estimant avoir fait mentalement le tour des implications de ce que son monarque venait de lui apprendre.

- Mais passons. Elle est dans mes petits projets de ce soir. Mais elle n'est pas la seule. Un océan de petits complots, et moi en plein milieu.
Je dois avoir une bonne tête, les gens aiment se confier à moi. Trouves-tu que j'ai une bonne tête ?
La question n'attendait aucune réponse. Purement ironique. Rhétorique et cynique.
- Tout devrait bien se passer ce soir. Enfin, si un certain rire hystérique apprend à se tenir tranquille.
Shanniv n'avait, bien sûr, pas besoin de préciser de qui il parlait.
Il n'avait jamais caché son inimitié avec elle. Et, visiblement, cela ne commencerait pas ce soir.

Prenant son verre, il le leva en l'air à l'attention de son Roi.

- Alors, mon Roi. Qu'est-ce qu'un humble commerçant peut faire pour vous ce soir ?

Shanniv s'assit de nouveau en face de lui. Lioffel garda le silence. Il ne répondit pas à ses questions - au moins aux premières - puisqu'elles n'attendaient pas de réponse. Pour ainsi dire, Shanniv n'inspirait pas vraiment la confiance. Enfin... c'était plus compliqué. Mais les rumeurs couraient sur lui et à moins d'être totalement coupé de la civilisation, les invités seraient certainement méfiants avec lui.

D'un autre côté, Lioffel ne doutait pas de ses capacités pour les mettre en confiance. De quoi leur faire avouer leurs secrets les plus inavouables, il en était sûr.

- Sache que le rire hystérique en question a ses propres missions, et elles ne consistent pas à la faire se tenir tranquille mais...

Il fit une pause, un sourcil levé alors que Gaspard entrait pour lui donner un petit papier, et conclut avant de le déplier et de le lire :

- ... mais tu n'auras pas besoin de composer avec elle, si cela te rassure.

Il savait bien que Lianelle et Shanniv avaient des relations quelque peu conflictuelles mais Lioffel s'en fichait pas mal. Il s'agissait certainement des deux personnes qui lui étaient le plus fidèles. Il aimait à composer avec eux, pour des raisons différentes. Et puis Lianelle, toute folle qu'elle était, avait ses propres avantages. Mais peut-être était-ce simplement le fait que ce soit une femme qui dérangeait Shanniv ?

- Tu as tort de ne pas l'apprécier. Elle sait se montrer très talentueuse si on sait la dompter. Mais qu'importe, il ne s'agit pas de Lianelle...

Non, à l'heure actuelle, c'était bien une mission pour Shanniv qu'il avait. Il désigna le papier qu'il tenait toujours dans la main et déclara :

- Ceci est le début de ce que je veux que tu fasses pour moi, ce soir.

Du fond de son fauteuil, Shaniv écoutait vanter les mérites de la folle du palais. Une grimace de scepticisme pinçait ses lèvres.
S'il comprenait l'utilité potentielle d'un élément excentrique, celui-ci le mettait mal à l'aise. Lorsqu'elle était là, elle grattait quelque chose en lui. Quelque chose qu'il aurait préféré ne pas sentir, et qu'il ne souhaitait pas explorer.
Et puis, difficile d'oublier qu'elle pouvait décider de le tuer sur un coup de tête. Parfait pour être en confiance.
Un homme sûr et efficace eut été préférable.

Il ne réagit pas davantage. Le roi connaissait déjà ses sentiments à l'égard de la folle, les accentuer plus n'avait aucun objet.
Par contre Shanniv se montrait dubitatif au non-croisement de leurs actions nocturnes.
Enfin, le temps n'était pas encore venu, et il chassa la bougresse de son esprit. Et le Roi parlait déjà de choses plus intéressantes.



Lentement, Shanniv se releva. Silencieux. Concentré.
D'une main ferme, il tira sèchement sur les pans de sa veste pour la remettre en place, et referma l'un des boutons.
Puis il se tourna vers son Roi. Et s'inclina.
S'il s'agissait là d'un indubitable signe de respect, il s'agissait aussi d'un signe d’allégeance.

Incliné, il amena sa main jusqu'à la petite table où reposait leurs verres. Et sur le bois vernis il toqua trois fois. Trois coups.
Comme au théatre. Comme au début d'une représentation.

Shanniv ne souriait plus. En présence de son frère, lever le voile sur sa psychée n'était pas un soucis. Et c'était même la seule possibilité permettant aux deux homme de se faire confiance.
Désormais, il s’apprêtait à quitter son frère. Et Shanniv redevenait Shanniv.

Se redressant, il se dirigea vers la porte.
Juste avant de partir, en passant à côté du fauteuil de son Roi, il posa sa main sur l'épaule souveraine, la laissant un peu plus longtemps que l'acceptable.
Geste fraternel, témoignage de soutient et d'acceptation.

- Longue vie au Roi